mercredi 2 janvier 2013

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jeudi 5 novembre 2009

Libération

Dans les rayons « histoire » des librairies et des bibliothèques universitaires, les livres sur la seconde guerre mondiale sont à présent presque aussi nombreux que ceux consacrés à celle de 1914-1918. Ce qui n’est pas peu dire, tant « la Grande Guerre » a bénéficié de l’intérêt des historiens et continue aujourd’hui encore à les fasciner.
De fait, depuis quelques temps, il se publie quasiment chaque semaine plusieurs ouvrages sur le conflit de 1940-1945, dans toutes les langues, mais tout particulièrement en anglais. La plupart d’entre eux sont de très bonne qualité, et certains vraiment exceptionnels. L’un de ceux-ci, Liberation: The Bitter Road to Freedom, Europe 1944-1945, par l’historien américain William I. Hitchcock, vient de sortir en format paperback. Je l’ai lu d’une traite, touché et troublé comme je l’avais rarement été par un livre d’histoire.
Dans les discours des leaders militaires et politiques de l’époque, et même ceux de leurs homologues contemporains, la libération de l’Europe par les troupes alliées, de juin 44 à mai 45, est le plus souvent présentée comme un enchaînement d’exploits héroïques accomplis pour la meilleure des causes, une campagne extraordinairement dure et sanglante, certes, mais dont le prix élevé en vie humaines et en souffrances était largement justifié par la noblesse de l’objectif.
Cette campagne, William I. Hitchcock a toutefois choisi de la raconter, non du point de vue des généraux, des stratèges et des présidents, mais de celui des anonymes et des sans-grade, les soldats ordinaires et les populations civiles, pour lesquelles la Libération, souligne-t-il, a été davantage et bien autre chose que la fête continue et l’explosion d’allégresse sous la forme desquelles elle apparaît dans les exposés officiels et l’imagerie populaire, les films et les romans dont l’intrigue se situe à cette époque, et même les récits que nous en ont fait nos parents sur la base de ce qu’ils ont décidé de retenir. L’image qui en résulte est bien différente. La Libération, fait valoir Hitchcock, fut en réalité un processus pénible, douloureux et dramatique, la fin de la guerre bien davantage que le début de l’après-guerre, une dernière phase du conflit tout aussi remplie d’horreurs que les autres, dans de nombreux cas plus atroce encore que celles qui l’avaient précédée.
Pour réaliser son entreprise, l’historien américain a exploité une quantité étonnante de documents inédits et de matériel non publié : archives militaires, journaux et correspondances, témoignages, transcriptions de souvenirs. C’est cela qui fait toute l’originalité et l’intérêt de son livre, bien davantage que le dévoilement de faits ignorés ou cyniquement passés sous silence : une des faiblesses de l’ouvrage, ont fait remarquer à juste titre certains commentateurs, est en effet la prétention de l’auteur à faire enfin la vérité sur des épisodes peu glorieux, que d’autres historiens s’étaient en réalité déjà employés à mettre en lumière.
C’est aussi ce qui explique qu’on sort si bouleversé de la lecture de ces pages : Hitchcock fait entendre les voix de tous ceux qui subissent l’Histoire bien davantage qu’ils ne la font. Un peu comme Orlando Figes dans son dernier livre, The Whisperers, consacré à la vie quotidienne dans l’Union soviétique à l’époque de Staline, mais de manière plus convaincante, parce qu’il tient le fil conducteur de son récit de manière bien plus ferme, ne laisse jamais celui-ci se réduire à une accumulation d’anecdotes, et fait systématiquement le lien entre l’histoire des décisions politiques et celle de leurs conséquences sur le terrain : entre ce qui s’est déterminé au quartier général allié à Londres ou à la conférence de Téhéran, et ce qui en est résulté pour les populations « libérées ».
William I. Hitchcock ne raconte pas toute la Libération, un seul livre n’aurait pas suffi. Il ne s’attarde pas, par exemple, sur les excès de l’épuration en France, et ne mentionne pas ce qui a suivi le débarquement allié dans le sud de l’Italie, que l’on connaît notamment par le roman La peau de Curzio Malaparte ou par la relation qu’en a donnée le travel writer Norman Lewis dans son livre Naples 44.
S’appuyant en partie sur ses travaux antérieurs, il se concentre sur certains aspects et quelques épisodes, en commençant par le débarquement allié en Normandie, dont il met en évidence un aspect longtemps sous-estimé : après lui, mais de manière encore plus développée, Antony Beevor, dans son dernier livre D-Day, vient de montrer combien cette opération avait été épouvantable pour les soldats alliés, mais, plus encore, pour la population de la région.
Dans des termes tout aussi réalistes et terribles, Hitchcock évoque également l’offensive des Ardennes : le froid, la boue, le sang, les membres gelés et les cadavres éventrés et dévorés par les sangliers, la contre-offensive allemande et les massacres punitifs de femmes, d’enfants et de vieillards à Stavelot et Malmédy.
Tout un chapitre est consacré à la terrible famine et aux épidémies qui ont décimé la population hollandaise, et un autre aux horreurs qui ont accompagné la retraite des troupes allemande en Europe orientale et l’irrésistible progression de l’armée rouge jusqu’à Berlin : des centaines de milliers de réfugiés sur les routes, une interminable série de pillages, de destructions et de massacres, et des viols en masse et répétés, par des soudards ivres et sauvages.
William I. Hitchcock ne pouvait pas passer sous silence la terrifiante campagne de « bombardement stratégique » des villes allemandes (Dresden, Bremen, Hamburg, Cologne), menée par les alliés à l’initiative de la Royal Air Force anglaise avec le soutien notoire de Churchill, un sinistre épisode sur lequel ont récemment attiré l’attention plusieurs ouvrages : Dresden de l’historien Frederick Taylor, Among The Death Cities, du philosophe A.C. Grayling, Der Brand, de Jörge Friedrich et Luftkrieg und Literatur de l’écrivain W.G. Sebald. De trois cent mille à un demi-million de morts selon les estimations, écrasés sous les décombres, brûlés vifs dans les bâtiments en flammes ou rôtis dans les abris souterrains où les habitants se réfugiaient, trop peu profonds pour leur permettre d’échapper à la chaleur de six cents degrés engendrée au cœur des villes par les bombardements en tapis et les bombes au napalm.
Enfin, il y a bien sûr la libération des camps de concentration. Traumatisante pour les libérateurs, dégoûtés par l’odeur de morts en décomposition et celle, omniprésente, des excréments humains, choqués par le spectacle des milliers de cadavres entassés, mais aussi celui des squelettes vivants dont le devoir de compassion les obligeait à s’occuper, en surmontant leur répugnance. Traumatisante aussi pour les libérés, hébétés, affamés, perdus, souvent malades, se tenant à peine debout, honteux de l’aspect indigne qu’ils offraient et découvrant qu’ils avaient tout perdu, sauf la vie chétive et tremblante qui leur restait, à commencer, souvent, par les membres de leur famille. Hitchcock nous restitue de manière poignante l’état d’esprit de ces survivants, à l’aide de témoignages anonymes et d’extraits choisis des œuvres littéraires célèbres inspirées par l’expérience des camps, comme les livres de Primo Levi ou de Robert Antelme. Et il met en lumière l’effet des atermoiements des autorités alliées au sujet du sort des Juifs, qui eurent pour conséquence de faire croupir durant des mois des milliers d’entre eux dans des camps d’accueil établis sur le territoire allemand.
Même le retour au pays des déportés qui avaient survécu, comme celui des prisonniers de guerre ou des victimes du service de travail obligatoire, traditionnellement présenté comme l’emblème des joies de la Libération, n’a le plus souvent pas été une expérience véritablement heureuse. Les hommes et les femmes qui franchissaient la frontière dans le bon sens étaient affaiblis et amaigris, fréquemment malades ou blessés. Souvent, personne ne les attendait, parce que leurs proches avaient eux-mêmes été arrêtés ou étaient mort victimes de la pénurie, de la malnutrition ou des épidémies. Dans tous les cas, ils retrouvaient un pays très différent de celui qu’ils avaient quitté, appauvri, meurtri, exsangue, des concitoyens obsédés par leur propre malheur et crispés sur leurs propres besoins, qui ne croyaient qu’à moitié ce qu’ils leur disaient au sujet de de ce qu’ils avaient subi en captivité et rapidement peu disposés, passé le moment joyeux des retrouvailles, à leur accorder beaucoup d’attention.
Encore avaient-ils la chance d’être chez eux et libres. Pour des milliers d’hommes et de femmes russes, forcés de travailler durant des années dans les usines d’armement de la Werchmarcht, la Libération n’a consisté qu’à échanger un camp pour un autre, un des camps du Goulag sibérien où le régime stalinien s’est empressé de les envoyer, au motif qu’ils avaient trahi le pays en se mettant au service de l’ennemi. Ceci avec l’assentiment des alliés occidentaux, soucieux avant tout du sort des miltaires américains et anglais tombés dans les mains soviétiques : quand le sort s’acharne sur certaines personnes, il le fait vraiment sans merci.
Devant une telle litanie de misères et de souffrances, de vies interrompues, brisées ou mutilées à jamais, difficile de penser autre chose que : « pauvres, pauvres gens ». Et sachant que ce qui se passait ainsi il y a un peu plus de soixante ans en Europe continue à se dérouler aujourd’hui à l’identique en de multiples endroits du monde, impossible que ne vous vienne à l’esprit les mots de Prévert dans son poème Barbara, expression en mots très simples d’un constat rageur et accablé : « Quelle connerie la guerre ».
A tous ceux qui s’interrogent sur ce qu’a été, au bout du compte, la Libération, on ne peut en tout cas donner de meilleur conseil que celui de lire le livre de William I. Hitchcock, dont la réponse qu’il donne à la question posée est parfaitement résumée dans le dernier paragraphe de l’ouvrage : « The liberation of Europe will always inspire us, for it contains a multitude of heroic and noble acts, and as it was at its core an honorable struggle to emancipate millions of people from a vile and barbaric regime. But […] when considering the history of Europe’s liberation, we [should] not lose sight of the human costs that this epic contest exacted upon defenless peoples and ordinary lives. There is surely room enough, in our histories of World War II, for introspection, humility, and for an abiding awareness of the dreadful ugliness of war ».

jeudi 16 juillet 2009

Economie pirate ?

« On a dit fort bien que, si les triangles faisaient un dieu, ils lui donneraient trois côtés », écrivait (lui-même fort bien) Montesquieu, dans Les Lettres persanes. Rarement une journée s’achève sans nous avoir fourni une occasion supplémentaire de vérifier la justesse de cette observation.
Il y a quelques mois, l’économiste américain Peter T. Leeson a publié un nouveau livre, apparemment promis à un grand succès. En référence/clin d’œil au célèbre ennemi juré de Peter Pan, le Capitaine Crochet (Hook en anglais), il est intitulé : The Invisible Hook: The Hidden Economics of Pirates. Contrairement aux précédentes publications de ce distingué professeur, il ne s’agit pas d’un ouvrage académique, puisqu’il relève de cette catégorie très prisée aujourd’hui qu’on appelle Popular Economics : des livres d’érudition amusante écrits par des universitaires, (un peu) pour leurs collègues et (beaucoup) à l’attention du grand public.
Au cours des dernières années, toute une série d’ouvrages de ce type sont apparus sur les tables des librairies, qui ont tous été des best-sellers : The Armchair Economist: Economics and Everyday Life, par Steven E. Landsburg ; Freakonomics: A Rogue Economist Explores the Hidden Side of Everything, par Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner ; The Economic Naturalist: In Search of Explanations for Everyday Enigmas, par Robert H. Frank ; The Undercover Economist et The Logic of Life: The Rational Economics of an Irrational World, par Tim Haford (qui a d’ailleurs positivement rendu compte du livre de Leeson dans sa rubrique du Financial Times), etc
Comme l’indiquent sans mystère leurs titres très révélateurs, l’idée défendue dans tous ces ouvrages, et leur thème central, sont que, derrière leur désordre apparent, la vie sociale, la vie psychologique et la vie quotidienne sont largement gouvernées par des lois comparables à celles que l’on utilise en science économique. Ceci, parce que les comportements individuels et collectifs que l’on a spontanément tendance à considérer comme les plus arbitraires et les plus irrationnels obéissent en réalité (c’est en tous ce qu’affirment ces auteurs) à une très forte logique : celle d’acteurs rationnels cherchant à maximiser leur intérêt.
Dans le sillage de l’école de Chicago et le prolongement des travaux de Gary S. Becker, ces vulgarisateurs de l’économie (d’une certaine conception de l’économie et d’une certaine doctrine économique, pour être précis), se sont souvent intéressés aux comportements illégaux, déviants et délinquants, a priori les moins susceptibles d’explication rationnelle et en apparence tout sauf le résultat d’un calcul, parce que censément l’expression des instincts les plus primaires et le produit de pulsions incontrôlables : le trafic de drogue, la prostitution, le crime sous toutes ses formes, etc. L’idée est que, si même ce qui se passe dans ces domaines obéit à des lois quasi-économiques, alors, il n’y a vraiment rien dans la société qui ne relève de telles lois.
Exactement dans cet esprit, dans The Invisible Hook, Peter T. Leeson s’emploie à mettre en évidence les mécanismes qu’il postule à l’œuvre derrière les manières brutales et les comportements sauvages des pirates. Ainsi qu’il l’exprimait très bien lui-même dans un entretien accordé lors de la sortie du livre : « L’idée présentée dans The Invisible Hook est que les pirates, bien qu’ils fussent des criminels, n’en étaient pas moins mus par leur intérêt personnel. Ils ont ainsi été conduits à bâtir des systèmes de gouvernement et des structures sociales qui leur permettaient de poursuivre avec plus de succès leurs objectifs criminels. Ils ne pouvaient pour cela s’appuyer sur l’Etat. Plus que n’importe qui d’autre, ils avaient besoin de définir un système de lois et de règles qui leur rendait possible de rester ensemble suffisamment longtemps pour voler efficacement ».
On savait depuis longtemps que la société pirate, celle des fameux pirates des Caraïbes aux XVIIe et XVIIIe siècles, loin de constituer une communauté en proie à l’anarchie permanente, était en réalité très organisée et fonctionnait sur la base d’un certain nombre de règles (le célèbre « code pirate ») régissant toutes leurs activités, de la conduite et du commandement du navire au partage du butin, en passant par la consommation de rhum et l’attitude à l’égard des femmes.
Mais cet ordre réel sous-jacent à un désordre apparent n’a pas toujours été interprété comme le signe et la preuve que la société pirate était une société pré-capitaliste d’agents économiques (un peu spéciaux, il est vrai) passant librement entre eux des contrats établis dans le but de défendre et préserver leurs intérêts matériels individuels.
Il y a de cela une trentaine d’années, dans un article qui fit sensation intitulé « Radical Pirates », l’historien anglais Christopher Hill, par exemple, avançait l’idée que, parmi les pirates, figuraient de nombreux « Dissenters », ces dissidents protestants radicaux auxquels il a consacré plusieurs travaux. De ce groupe, il semblerait bien que faisait notamment partie Daniel Defoe, l’écrivain non conformiste et satiriste passé dans l’Histoire comme l’auteur de Robinson Crusoé, dont Christopher Hill affirme que c’est lui qui se dissimulait derrière le mystérieux Captain Charles Johnson, l’auteur du fameux ouvrage A General History of the Robberies and Murders of the most notorious Pyrates : une compilation de biographies des plus célèbres forbans et de récits de leurs sinistres exploits, qui contient une bonne partie de ce que nous savons à leur sujet.
Comme plusieurs autres grands historiens britanniques de l’époque, dont E. P. Thompson et Eric Hobsbawm, ainsi que de très nombreux intellectuels et scientifiques anglais de cette génération, Christopher Hill était communiste. Dans son esprit, sans être bien sûr des saints, des idéalistes ou des révolutionnaires, les pirates étaient fortement influencés par l’idéologie égalitariste et rebelle des Dissenters. Et, selon lui, les vues de ces derniers se reflétaient fortement dans l’organisation de la communauté pirate.
Alors, qui étaient vraiment William Kidd, John Bowen, Blackbeard, Jack Rackham, Charles Vane, Mary Read et Anne Bonny (les deux célèbres femmes pirates) ? Qu’étaient ces marginaux dont Michel Le Bris et Gilles Lapouge, pour prendre deux auteurs francophones contemporains, nous ont peint avec talent l’incroyable saga et auxquels les pittoresques aventures cinématographiques de Jack Sparrow/Johnny Depp nous font rêver ?
Etaient-ils des proto-capitalistes ou des communistes avant la lettre ? Des libertaires de droite (Peter T. Leeson est libertarian) ou des libertaires de gauche ? En vertu du mécanisme de projection décrit par Montesquieu dans sa jolie formule, tout dépend apparemment de celui qui les regarde.

Peter Pan, la copie et le modèle

« First, the songs […], next, the dancing », écrivait dans sa nécrologie de Michael Jackson le magazine anglais The Economist. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cet ordre. Pour tous ceux qui ne sont pas des critiques musicaux professionnels comme l’est, on l’imagine, l’auteur anonyme de cet Obituary, la première chose à dire de Michael Jackson est plutôt qu’il était un fabuleux danseur.
Il suffit de regarder quelques images de « Thriller» ou de « Bad » : tous les protagonistes de ces clips sont d’excellents danseurs, certains même des virtuoses. Mais Jackson a ostensiblement quelque chose de plus : il est toujours plus rapide, ses gestes sont plus larges, plus enlevés et plus élégants, il saute plus haut, rebondit de façon plus élastique, se désarticule plus fort, sa marche liquide comme du mercure coulant à quelques centimètres au dessus du sol le ferait reconnaître même de dos au milieu d’un groupe de vingt ou trente personne en mouvement, il a l’air fait d’une autre matière que de la chair et des os, quelque chose d’à la fois caoutchouteux, léger, aérien et spirituel, un peu comme Fred Astaire, auquel il a souvent et très justement été comparé et qui n’a pas manqué d’exprimer son admiration pour ses prouesses.
Dans les dossiers spéciaux publiés par les journaux et magazines du monde entier à l’occasion du décès de la « dernière idole » du show business, largement répétitifs, copiés les uns sur les autres et d’un ton comiquement emphatique, l’extraordinaire danseur qu’était Michael Jackson est toutefois largement éclipsé par la trouble personnalité de l’homme, l’étrange personnage qu’il s’était au départ simplement fabriqué et qu’il a fini par réellement devenir : l’espèce d’ange ou d’extra-terrestre qu’il avait le sentiment d’être, apparemment, qu’il voulait en tous cas assurément convaincre qu’il était, ni blanc ni noir, ni homme ni femme, ni enfant ni adulte, une créature indéfinissable tout droit sortie d’un de ces contes de fée qu’il aimait tant, l’avatar moderne de cette figure de Peter Pan auquel, comme on sait, il s’était presque totalement identifié.
Avant d’être un dessin animé, faut-il le rappeler, Peter Pan était une pièce de théâtre - significativement, le rôle-titre était toujours interprété par une femme. Son auteur était J.M. Barrie, un écrivain anglais très populaire du début du XXe siècle, que ses biographes décrivent comme ayant été lui-même un des modèles de son personnage le plus célèbre, y compris dans son désir de ne pas grandir, et en même temps une personne excentrique et foncièrement asexuée.
En dépit de flagrantes différences, il existe un certain nombre de ressemblances entre J.M. Barrie et Michael Jackson. Des deux hommes, on peut dire qu’ils vivaient essentiellement pour leur art, qui leur servait de refuge contre la réalité. Les relations de Barrie avec les cinq jeunes garçons dans la compagnie desquels il a commencé à imaginer l’histoire qui l’a rendu célèbre, pour le moins inhabituelles et étranges, suscitaient presque autant de questions et de commentaires que celles, beaucoup moins innocentes, de Jackson avec ses jeunes protégés masculins, etc.
Dans un article publié dans The Independent peu après l’annonce de la disparition du chanteur, Lisa Chaney, auteur d’une remarquable biographie de J.M. Barrie, fait explicitement le parallèle : « Barrie et Jackson furent tous les deux conduits à créer leur propre monde au titre d’un mécanisme de survie psychologique, comme un instrument leur permettant de supporter la dure réalité de leurs premières expériences. L’un et l’autre eurent recours à l’aide d’enfants, plus particulièrement de petits garçons, pour retrouver leur enfance et libérer leur imagination ».
J.M. Barrie, ajoute-t-elle toutefois en des phrases littéralement extraites du très bel épilogue de son ouvrage, comprenait très bien les dangers d’une vie dominée par la fantaisie ; et il cherchait à nous avertir qu’un rêve habité trop longtemps constitue un substitut décevant et inadéquat à la réalité : un message que Michael Jackson ne semble pas avoir entendu, pour son malheur.
Une réflexion à ce sujet : la plupart des auteurs de livres pour enfants, plus précisément de livres écrits au moins en partie pour les enfants (livres dont Disney et Hollywood se sont férocement et systématiquement emparés), sont des écrivains anglais de la fin du XIXe et du début du XXe siècle : J. M. Barrie (Peter Pan), Lewis Carroll (Alice au pays des merveilles), J.R.R. Tolkien (Le seigneur des anneaux), Beatrix Potter et ses histoires animalières, A.A. Milne (Winnie l’ourson), C.S. Lewis (les aventures de Narnia), Enid Blyton, etc
Dans un article publié il y a de cela quelque années, la romancière A.S. Byatt expliquait ce phénomène par le poids des « Boarding Schools » dans le système éducatif de l’Angleterre victorienne puis edwardienne, lui-même en partie le produit du développement de l’empire colonial britannique : établis dans les territoires d’outre-mer comme administrateurs ou comme militaires, les représentants de la bonne société anglaise flanquaient leur progéniture dans d’austères internats, où les pauvres enfants passaient de longs mois sans les voir, privés du moindre contact avec eux, souvent dans des conditions matérielles très pénibles. Pour tenir le coup, ils inventaient des mondes imaginaires et se racontaient des histoires. Ceux qui avaient du talent finissaient par en écrire.
Je serais tenté d’aller légèrement plus loin que A.S. Byatt en donnant à son explication une portée un peu plus large. Plus que le manque de contacts, l’important ne serait-il pas le manque d’affection, et davantage que les conditions pénibles des « Public Schools », les conditions de vie en Angleterre en général ? Il ne faut pas avoir lu Dickens pour savoir que la famille traditionnelle anglaise, qu’elle soit bourgeoise ou populaire (voir les films de Ken Loach et de Mike Leigh) n’est pas un foyer de chaleur humaine ruisselant de sentiments et d’affection. Et les haut murs froids, les dortoirs glacés et la nourriture peu ragoûtante des pensionnats ne sont pas indispensables pour donner une incoercible envie de se réfugier dans la fantaisie et l’imagination : le décor de bien des villes anglaises et le ciel couvert et pluvieux qui les écrase y suffisent.
En Italie, en Espagne et dans le sud de la France, les enfants grandissaient dans des familles très présentes (pour le meilleur, mais aussi pour le pire), entourés d’une affection démonstrative, immergés dans un bain de sollicitude collective et pris en charge en permanence par un large réseau social. Si dure qu’ait souvent été leur existence, elle était dure d’une autre manière : rarement, ils expérimentaient la solitude, l’ennui, la froideur et la discipline. Leur vie se déroulait par ailleurs en grande partie en dehors de la maison, dans un monde ensoleillé remplis de saveurs, de couleurs et d’odeurs. S’étonnera-t-on qu’ils aient eu moins besoin de mondes imaginaires et que peu d’entre eux se soient employés à en inventer ? De fait, les pays méridionaux ont produit peu de littérature pour enfant.
Si l’explication est bien (au moins en partie) celle-là, il s’agirait en tous cas d’une preuve supplémentaire que le développement de l’imagination et la littérature sont le produit d’une certaine insatisfaction vis-à-vis de la vie réelle ; et qu’on écrit et lit des livres dans une large mesure parce la vie vous ennuie et vous déçoit, et à proportion que la manière dont va le monde vous frustre et vous contrarie.
On pourrait d’ailleurs généraliser cette remarque à toute forme d’expression artistique : le talent se développe souvent pour compenser les déficits de la vie et les déficiences du caractère, qu’il parvient parfois à masquer mais n’empêche pas toujours de se manifester. C’est plus particulièrement le cas dans un environnement aussi perturbant pour l’équilibre psychologique (à tout le moins chez certaines personnes), qu’est celui du show business, comme le triste exemple de Michael Jackson vient une fois encore de le montrer.

lundi 15 juin 2009

Gödel et le temps


Dans son numéro du mois d’avril 2009, La Revista de Libros - l’une des deux revues intellectuelles espagnoles importantes avec Claves de Rázon Pratica -, a publié un article remarquablement pédagogique et clair sur un sujet pourtant passablement ésotérique : le modèle cosmologique exotique proposé par le logicien autrichien Kurt Gödel il y a soixante ans, à l’époque où il avait rejoint Einstein à Princeton et glissait tout doucement dans la folie.
L’article en question a été rédigé par Jesús Mosterín, professeur à l’Instituto de Filosofia du CSIC (le grand organisme de recherche espagnol), épistémologue, spécialiste de cosmologie et très bon connaisseur de la pensée de Gödel, dont il a édité les œuvres complètes en castillan. C’est le compte rendu assez critique d’un ouvrage récent de Palle Yourgrau, professeur de philosophie à la Brandeis University, A World Without Time, The Forgotten Legacy of Gödel and Einstein, qui vient d’être traduit et publié dans la langue de Cervantès.
Kurt Gödel, faut-il le rappeler, est l’auteur des deux plus célèbres théorèmes de l’histoire de la logique au XXe siècle, sans doute même de l’histoire de la logique tout court. Appelés « théorèmes d’incomplétude », ils établissent, pour le premier que tout système d’axiomes assez puissant pour qu’on puisse y formaliser l’arithmétique, comprend au moins une proposition « indécidable », c’est-à-dire qu’on ne peut ni démontrer, ni réfuter ; pour le second que, sous le même genre d’hypothèses, la proposition établissant la cohérence de la théorie, c’est-à-dire le fait qu’elle ne permet pas de démontrer tout et n’importe quoi, ne peut pas être démontrée à l’intérieur de la théorie elle-même.
Un certain nombre de philosophes, voire même d’écrivains, se sont empressés de tirer indûment des théorèmes de Gödel toutes sortes de conséquences soi-disant profondes dans des domaines excédant en réalité de beaucoup le champ légitime de leur application. Considérés ensemble, il n’en est pas moins vrai que ces deux théorèmes ruinaient les prétentions de certains penseurs, comme le mathématicien David Hilbert ou le philosophe Bertrand Russel, de faire rigoureusement dériver toute la mathématique de considérations logiques. C’est la raison de leur importance, étant entendu - est-ce la peine de le préciser ? - que cet ukase théorique n’a nullement empêché le savoir mathématique de continuer à progresser comme si de rien n’était.
Une fois arrivé à Princeton, Kurt Gödel, qui s’était lié d’amitié avec Albert Einstein (les deux hommes se promenaient souvent ensemble), s’est tourné vers la physique et la philosophie. L’homme commençait par ailleurs à montrer des bizarreries de comportement, signes précurseurs de la paranoïa dans laquelle il finit par sombrer à la fin de sa vie : victime de délires de persécutions, convaincu qu’on voulait l’empoisonner, il finit par ne plus s’alimenter et mourut de faiblesse.
Mais avant d’en arriver là, il demeura plusieurs années actif dans les deux domaines mentionnés. Sollicité d’offrir une contribution au fameux livre d’hommage au père de théorie de la relativité réalisé sous la direction de Paul A. Schlipp, Albert Einstein, Philosopher-Scientist, Gödel, en lieu et place de la contribution formelle qu’on attendait de lui, livra ainsi, sous le titre « A remark about the relationship between relativity theory and idealistic philosophy », une série de considérations sur le temps. Confondant, comme le dit cruellement Mosterín, relativité et subjectivité du temps, il y présentait ce caractère subjectif comme une conséquence de la théorie de la relativité.
Plus tard, pénétrant résolument dans un domaine qui lui était étranger, il alla jusqu’à proposer des solutions aux équations einsteiniennes du champ gravitationnel correspondant à un univers dit « rotatif », doté d’un espace-temps homogène, mais anisotrope (non identique dans toutes les directions pour un observateur quelconque), infini, de courbure constante et stationnaire, contrairement au modèle cosmologique dit d’Einstein-de Sitter et aux autres modèles d’univers en expansion qu’utilisent aujourd’hui les astrophysiciens.
La caractéristique la plus remarquable de cet univers rotatif est que les voyages dans le temps y sont possibles. Gödel se débarrassait des paradoxes bien connus associés à cette idée en faisant remarquer que, « théoriquement possibles » dans son modèle, les excursions temporelles y étaient en pratique irréalisables, du fait de la quantité d’énergie nécessaire pour les effectuer.
Les idées assez farfelues, il faut dire, de Gödel, furent accueillies par les physiciens avec un réel embarras, compte tenu de la réputation de l’homme. Mais personne n’alla jusqu’à faire semblant de les prendre au sérieux. Ce n’est toutefois pas comme cela que voit la chose Palle Yourgrau, pour qui le silence poli dans lequel tombèrent les idées du logicien sur le temps est le produit d’un complot des astrophysiciens, jaloux de la contribution majeure apportée à la compréhension de l’univers par un homme extérieur à leur discipline.
Voilà qui est faire preuve d’une grande naïveté, souligne Jesús Mosterín. Si la conception de l’univers et l’idée du temps de Kurt Gödel furent à l’époque, et sont aujourd’hui encore, considérés comme de (plutôt tristes) objets de curiosité, ce n’est pas du fait d’une conspiration des physiciens, mais tout simplement parce qu’elles sont fausses. L’effort de Yourgrau pour les sauver est peut-être sympathique, mais il n’est pas suffisant pour leur conférer une solidité qu’elles ne peuvent pas posséder : « Le modèle cosmologique de Gödel est compatible avec la théorie de la relativité, mais il n’est pas compatible avec le monde réel ». Quant au temps, « le temps réel, […] le temps que mesurent les horloges, le temps comme dimension de la réalité quadridimensionnelle, le temps comme coordonnée […] pour décrire le changement et le mouvement, ce temps est réel et objectif, non subjectif ou idéal ». Ne le savions-nous pas, nous qui voyons chaque matin notre visage un peu plus vieux dans le miroir ?

vendredi 5 juin 2009

Immagini

Un petit dessin, dit-on volontiers, vaut mieux qu’un long discours. Sur l’utilisation de l’image en science, à des fins pédagogiques, illustratives, explicatives ou même à des fins « heuristiques », pour employer le mot pompeux des philosophes (en langage ordinaire et non savant : pour faciliter le processus de découverte), il existe des bibliothèques entières. Dans le numéro d’avril 2009 de l’excellente revue italienne Sapere, on trouvera une nouvelle (modeste) contribution à cette abondante littérature, sous la forme d’un intéressant article d’Alessandro Pascolini, professeur de physique à l’Università di Padova.
Joliment intitulé Dalla descrizione all’evocazione, cet article s’inscrit dans la grande tradition de réflexion érudite essentiellement appuyée sur l’histoire et les auteurs classiques qui est encore terriblement vivante dans le pays de Dante (pour le meilleur, mais aussi parfois pour le pire). Pour expliquer le rôle des images dans la production et la communication de la science, Platon, Aristote, Cicéron, Dioscoride, Thomas d’Aquin, Galien, Leibniz, Kant, Wittgenstein et quelques autres sont donc ici dûment convoqués. Au milieu de ce feu d’artifice de noms et de citations, on trouvera toutefois aussi d’éclairantes réflexions sur les avantages et les risques de l’emploi des images en science, illustrées (c’est le mot) d’exemples tirés de travaux contemporains.
Le premier aspect évoqué est le recours aux images dans le processus scientifique lui-même. Des Denkexperimenten d’Albert Einstein aux petits schémas d’électrodynamique quantique de Richard Feynman (deux physiciens connus pour leur propension particulière et leur remarquable capacité à penser visuellement), en passant par les multiples utilisations de la microscopie, l’histoire des sciences est remplie d’exemples de progrès basés (au moins en partie) sur l’utilisation de représentations figuratives, qu’il s’agisse d’images réelles (dessins, photographies) ou d’images mentales.
Il est toutefois important, fait remarquer Pascolini, de bien garder à l’esprit le statut des images ainsi produites ou exploitées. Les travaux en physique des hautes énergies menés au Fermilab ou sur les grands accélérateurs du CERN, souligne-t-il plus spécialement, font appel à des représentations visuelles de milliers « d’événements » (des collisions entre particules). « Ma cosa si "vede" effettivamente ? Che relazione hanno queste immagini con il mondo reale ? […] Queste immagini sono, di fatto, realizzazioni visuali di modelli teorici non solo della realtà fenomenica ma anche dello stesso apparato di misura ? »
La même vigilance critique s’applique dans le cas du recours à des images en matière de vulgarisation scientifique ou d’enseignement de la science. Auxiliaires précieux de la pédagogie des sciences, les images peuvent aussi sérieusement fourvoyer ceux à l’attention de qui on les emploie dans de mauvaises directions. Dans le cas des images mentales, par exemple, je me souviens d’un exemple fameux figurant dans un des premiers ouvrages de philosophie de Jean-Paul Sartre, intitulé L’imaginaire, rédigé à l’époque où celui qui n’était pas encore le « pape de l’existentialisme » découvrait avec enthousiasme la phénoménologie de Husserl. Lorsque je lis la phrase « un peuple se révolte d’autant plus violemment qu’il a été fortement opprimé », écrivait-il, l’image qui me vient à l’esprit est celle d’un ressort comprimé par une grosse pierre. Mais cette image est parfaitement contradictoire avec l’idée exprimée, parce que, si lourde que soit la pierre, en bonne physique, disait-il en substance (remarque digne d’être notée sous la plume d’un homme qui ne s’intéressait notoirement pas du tout à cette discipline), jamais le ressort n’accumulera suffisamment d’énergie pour la projeter en l’air ou simplement la renverser.
On dira la même chose des images « réelles », qui sont potentiellement tout aussi dangereuses, du fait des nécessaires limites de la correspondance entre la représentation et ce qui est représenté, bien sûr, mais aussi de la charge émotionnelle qu’une image possède toujours, bien davantage encore que les mots : « In tutti questi contesti, prevale l’effeto evocativo ed emozionale delle immagini, con tutti i conseguenti rischi interpretativi : nel comunicare scienza, bisogna correre consapevolmente questi rischi, valutandoli in modo da poterli controllare, valorizzando la richessa e la freschessa insita nelle immagini ».
Je ne peux pas penser aux connotations émotionnelles des images sans que me revienne en mémoire une réaction étonnante d’un des responsables des questions de politique de recherche dans l’administration européenne à l’époque (pré-diluvienne) où je m’y occupais d’information. Pour illustrer la couverture d’une brochure de présentation des activités communautaires (comme on disait alors) de recherche, j’avais choisi une image d’une cellule photovoltaïque en perspective fuyante, d’un incontestable effet esthétique. Elle fut refusée de la manière la plus énergique avec l’argument suivant : « Cela ne va pas du tout. Vous ne voyez pas ces rubans métalliques insérés dans le silicium, qui semblent se rejoindre à l’infini ? On dirait tout à fait des rails de chemin de fer. Mais le chemin de fer, c’est le passé, et la recherche, c’est l’avenir ». Et on utilisa une autre photo.

Big is not (necessarily) the most useful

A quatre-vingt-cinq ans, le physicien américain d’origine britannique Freeman Dyson n’a pas fini de nous surprendre et de nous impressionner. Tout au long d’une carrière franchement atypique, non par son déroulement (une fois installé à Princeton, il n’en est plus jamais sorti), mais par la variété et l’originalité des sujets auxquels il s’est intéressé (la propulsion spatiale par l’énergie atomique, la colonisation de l’espace, la fin de l’univers), l’homme s’est fait une solide réputation de touche-à-tout extraordinairement doué mais marginal et excentrique, défendant avec brio des idées hérétiques qui furent, de fait, souvent considérées comme farfelues, sans qu’il fût pourtant possible de ne pas les prendre en considération, venant d’un esprit aussi brillant.
Certaines de ses vues et de ses prises de position lui ont valu des volées de critiques acerbes, par exemple son scepticisme au sujet de l’ampleur du phénomène de changement climatique et sa conviction qu’on pouvait régler le problème par des plantations massives de végétaux absorbant le CO² ; ou sa vision prophétique et messianique d’un avenir humain façonné par les biotechnologies.
Dans le domaine qu’il connaît le mieux, qui est la physique, les idées de Dyson ne sont toutefois pas de celles qu’on écarte facilement, et tout ce qu’il dit et écrit en la matière mérite d’être considéré très sérieusement. Une nouvelle preuve de ceci, comme de son irrésistible propension à s’écarter du consensus et de l’orthodoxie, ainsi que de son éclatant talent de vulgarisateur, nous est donnée dans un article qu’il vient de publier dans The New York Review of Books, dont il est un contributeur régulier.
L’article en question se présente à première vue comme la recension d’un ouvrage récent du Prix Nobel de physique américain Frank Wilczek, intitulé The Lightness of Being: Mass, Ether and the Unification of Forces, en hommage/clin d’œil au célèbre roman de Milan Kundera L’insoutenable légèreté de l’être. (Célèbre, mais certainement pas le meilleur livre de l’écrivain tchèque, dont le roman le plus fort, à mon avis, reste son premier, La plaisanterie, et que, davantage que comme un auteur de fiction, je retiendrai comme un puissant essayiste, dont les réflexions sur la littérature et les écrivains - voir son dernier ouvrage Une rencontre - s’impriment profondément dans les esprits).
Dans son livre, Frank Wilczek présente l’état du savoir en physique des particules, en mettant en lumière, dans la perspective de l’établissement d’une théorie unitaire des forces physiques, le contexte et la portée de la découverte qui lui a valu la suprême distinction scientifique, celle de ce phénomène connu sous le nom un peu hermétique de « liberté asymptotique dans la théorie de l’interaction forte » : en un mot, l’idée que, parce que le comportement de deux des quatre forces fondamentales de la matière, l’interaction forte et l’interaction faible, est à courte distance exactement l’inverse de ce qu’il est à longue distance, à courte distance, l’interaction forte, qui est forte à longue distance, devient si faible que les particules auxquelles elle s’applique, les hadrons, peuvent être considérées comme quasiment libres. Avec ce talent, pour lequel il est justement réputé, de rendre les théories les plus complexes et les plus abstruses compréhensibles et lumineuses pour les profanes, Freeman Dyson nous explique tout cela d’une manière très convaincante.
Ce développement pédagogique et le compte rendu du livre ne représentent toutefois que la première moitié de l’article, dont la partie de loin la plus intéressante est en réalité la seconde. Dans cette seconde partie, Dyson s’emploie à démontrer la faiblesse de certaines idées au sujet de l’avenir de la physique défendues par Wilzczek à la fin de son ouvrage, plus particulièrement à dénoncer le peu de bien fondé de son optimisme quant à la capacité des grands accélérateurs de particules comme le LHC du CERN (établi et exploité par les Européens à Genève) à nous mettre en présence des secrets ultimes de la matière et de l’univers.
Dyson appuie cette démonstration sur un magistral exposé de l’histoire de la physique des particules au cours des soixante dernières années, ainsi que des instruments développés à son usage. La physique des particules, nous rappelle-t-il, s’est développée après la seconde guerre mondiale à partir de l’étude des produits secondaires du rayonnement cosmique, que l’on commençait à pouvoir détecter. Au bout d’une dizaine d’années, c’est-à-dire à partir du milieu des années cinquante, pour explorer le monde de l’infiniment petit, on recourut de manière croissante à des accélérateurs de particules de plus en plus puissants, capables de générer, par la désintégration de particules entrant en collision à des énergies très élevées, toute la faune des entités et sub-entités aux noms étranges que nous connaissons aujourd’hui, un peu décourageante, il faut le dire, par son ampleur et sa variété.
Une partie des physiciens, fait remarquer Dyson, continuaient à avoir recours, pour étudier les rayons cosmiques et d’autres types de rayonnements naturels, à des détecteurs « passifs ». Mais ils constituaient une minorité chaque jour un peu plus marginale, écrasée par le triomphe des grands accélérateurs. S’appuyant sur une analyse des contextes expérimentaux dans lequel ont eu lieu les grandes découvertes des dernières décennies dans le domaine de la physique des particules, Dyson affirme que cette concentration quasiment exclusive des efforts sur l’exploitation des accélérateurs de grande puissance était une erreur ; et que l’abandon, en tous cas relatif, des détecteurs passifs, a fait perdre à la physique de nombreuses occasions de progrès théoriques.
Ne pourrait-on donc y revenir ? A côté des arguments scientifiques, Dyson invoque en faveur des détecteurs passifs des considérations financières. Les détecteurs passifs sont, de fait, moins chers à construire et à exploiter que les grands accélérateurs, raison pour laquelle, souligne-t-il, les pays qui ont fait le choix de continuer à les développer, comme le Canada et le Japon, étaient précisément ceux qui ne pouvaient pas se payer des accélérateurs de particules. En réalité, les grands détecteurs passifs ne sont pas si bon marché que Dyson le laisse entendre, et dans les motivations des pays qui ont fait le choix d’en développer (Dyson mentionne le Japon et le Canada, en oubliant l’expérience conduite dans le tunnel du Gran Sasso au cœur du massif des Apennins en Italie), les aspects de coûts n’étaient pas les seuls éléments entrant en ligne de compte.
A l’heure où les problèmes techniques que connaît le LHC et les difficultés financières auxquelles se heurte le CERN font s’interroger sur l’avenir du projet, et face à la perspective d’une hausse continue des coûts de ces machines de plus en plus puissantes (donc de plus en plus chères) que les différentes communautés scientifiques nous déclarent indispensables au progrès des connaissances ou à l’avenir de l’humanité, des réflexions comme celles que nous propose Freeman Dyson méritent cependant assurément l’attention.

vendredi 6 février 2009

Deux économistes à New York

Deux amis

Dans le cadre d’une série d’émissions baptisée Au cœur de la nuit (Durch die Nacht mit), qui mérite parfaitement son nom puisque le programme se termine à minuit et demie, la chaîne de télévision franco-allemande ARTE a diffusé un reportage insolite et intéressant réalisé par Edda Baumann-von Broen, une journaliste allemande établie aux États-Unis.
Durant toute une soirée, la réalisatrice a accompagné à New York deux professeurs d’économie parmi les plus fameux aux États-Unis et dans le monde : le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, ancien conseiller économique de Bill Clinton et ex-économiste en chef de la Banque Mondiale, qu’il n’est presque plus nécessaire de présenter ; et l’homme que The New York Times a surnommé « the guru of Wall Street gurus », Bruce Greenwald, de l’Université de Columbia, spécialiste renommé de la question de la valeur d’investissement (value investing), une approche particulière des placements boursiers.
Souvent présenté comme un des pères du « nouveau Keynésianisme », et connu pour ses travaux sur la mondialisation, Joseph Stiglitz est un économiste « liberal ». Proche des milieux conservateurs et de ceux de la finance, Greenwald est un théoricien de l’autre bord. Mais ils ont écrit des ouvrages ensemble, ils sont amis et s’entendent visiblement très bien, tout en plaisantant sur leurs divergences politiques. « De manière générale, êtes-vous optimistes ou pessimistes en matière économique », leur demande-t-on. Réponse de Greenwald : « Joe est optimiste quand les démocrates sont au pouvoir, et pessimiste lorsque ce sont les républicains. Et lorsqu’il est pessimiste, moi, je suis optimiste ».
Les deux hommes ont une allure et un style très différents, en contradiction frappante avec leurs positions idéologiques. Un homme de gauche, Stiglitz est pourtant habillé de manière très stricte et conventionnelle : costume trois-pièces, cravate, manteau bien coupé. Mais Greenwald se présente de manière très décontractée, col ouvert et en blouson (un blouson Prada, sans doute, mais c’est le principe qui compte).
Plutôt de petite taille, s’exprimant d’une voix posée avec un accent d’Oxford, Stiglitz a le léger embonpoint caractéristique des intellectuels sexagénaires. Greenwald est, lui, « énorme » dans tous les sens du mot : obèse, même par rapport aux standards américains, corpulent au point de marcher avec difficulté, en s’appuyant sur une canne, il parle haut et fort et éclate d’un rire tonitruant toutes les trois minutes.
Des deux, il est le plus pittoresque et le plus haut en couleur : jovial, sarcastique à la limite du cynisme, les yeux brillants de gaieté, il est aussi très sûr de lui et volontiers péremptoire. Plus discret et réservé, Stiglitz pose davantage de questions qu’il ne fait de déclarations. Il est vrai que le sujet de leur conversation est la crise financière, plus particulièrement dans ses aspects boursiers, dont Stiglitz est moins familier que son ami.

Courtiers, journalistes et marchands d’art

Le reportage est construit autour d’une série de rencontres entre les deux distingués scholars et plusieurs acteurs New Yorkais de l’économie et de la finance : un responsable du Stock Exchange de Wall Street, un vendeur d’art suisse du nom de Simon de Pury, un reporter du Wall Street Journal, un agent immobilier. Avec chacun d’eux, Stiglitz et Greenwald discutent de la crise : comment s’est-elle déclarée dans leur secteur, à quel point les effets s’en font-ils sentir, etc. Souvent, l’entretien prend un tour amusant. « Qu’envisagez-vous pour l’avenir », demandent les deux économistes au marchand d’art et à l’agent immobilier. « Eh bien, cela dépend de la durée de la crise. Vous êtes les spécialistes, que prévoyez-vous ? » Stiglitz et Greenwald semblent d’accord qu’il faut s’attendre à une récession grave d’au moins deux ans. Après, on verra. Cela dépend.
On apprend un certain nombre de choses. Oui, le marché de l’art est déprimé. Tout comme celui de l’immobilier. Le marché des appartements de luxe est affecté, certes, mais pas trop. Il faut dire que les prix s’étaient élevés à des hauteurs ahurissantes, proprement vertigineuses. Des biens qui valaient dix millions de dollars il y cinq ans se vendaient à trente, quarante ou cinquante millions de dollars juste avant la crise. (Que peut-on acheter pour dix millions de dollars à New York ? Un penthouse avec vue sur Central Park ? Ce n’est peut-être même pas sûr).
Les deux entretiens avec le responsable de la Bourse et le journaliste étaient les plus intéressants. Oui, les traders avaient perdu la tête et ne réalisaient qu’imparfaitement les risques qu’ils prenaient. Mais, dans l’ensemble, tout le monde savait que cela ne pouvait pas durer éternellement, que, tôt ou tard, les choses allaient tourner mal. Simplement, personne n’arrêtait, parce que chacun voulait faire un maximum de profit avant l’inévitable catastrophe. Comme pratiquement tous les commentateurs, à plusieurs reprises, tant Stiglitz que Greenwald font à cet égard le parallèle avec le krach de 1929.
Entre leurs rendez-vous et au cours de ceux-ci, les deux économistes, qui sillonnent les rues de Manhattan dans une limousine noire de la taille d’un petit paquebot, se livrent à des confidences. Joseph Stiglitz se rappelle avoir publié un article qui prédisait les événements de cet hiver il y a plus de dix ans. Lorsqu’ils passent à proximité de « Ground Zero », Greenwald révèle que le 11 septembre 2001, il avait été invité à un petit déjeuner de presse dans la tour nord du World Trade Center. Il avait décliné (on l’aurait deviné). Il raconte aussi en détail les aventures financières de son neveu. Il y a un certain temps, il avait été décidé de confier à celui-ci, pour l’investir aussi judicieusement que possible, une partie importante du patrimoine de la famille : deux millions et demi de dollars qui se sont rapidement transformés en cinq millions, puis bien davantage. Avec la crise, son capital a brusquement dégringolé à deux millions et demi de dollars, et même plus bas encore. Mais il avait eu le bon sens de souscrire une assurance, et au moment où tout semblait perdu, il a été indemnisé à hauteur de six millions de dollars.
A un moment donné, traversant Chinatown, les deux hommes descendent de voiture. Greenwald, dont la nourriture est visiblement une passion, fait goûter à son ami deux sortes différentes de sandwichs chinois fourrés à la viande de porc, dont il se délecte. C’est l’occasion de parler de la mondialisation, de ses avantages et de ses inconvénients. Moitié sérieusement, moitié pour plaisanter, comme c’est le plus souvent le cas avec lui, Greenwald affirme que la solution au problème du changement climatique est d’entasser les gens dans les villes, pour limiter les déplacements et les dépenses d’énergie.
La soirée se termine par un dîner en tête à tête au fameux restaurant Steak House Grill le Delmonico’s. Greenwald n’a pas terriblement faim, « à cause des sandwichs chinois », mais il commande tout de même un filet pur et des « Delmonico’s potatoes ». Il n’y en a plus. Il se rabat sur des pommes de terre frites ordinaires. On interroge le garçon sur les effets de la crise sur la fréquentation du restaurant et sur la gestion des stocks de « Delmonico’s Potatoes ».
Stiglitz informe son interlocuteur que le Secrétaire général de l’ONU l’a chargé d’une mission d’étude qui pourrait notamment déboucher sur une réforme du FMI. Greenwald lui donne un conseil : « Les gens n’aiment pas les idées nouvelles. Fais référence à Keynes aussi souvent que tu le peux ». Puis, il fait, au sujet des répercussions de la crise, des prévisions un peu bizarres. C’est en Allemagne que ses conséquences seront les plus profondes, affirme Greenwald, « parce que le pays est le plus industrialisé ». L’opinion générale est plutôt que les pays européens qui souffriront le plus sont le Royaume-Uni, parce que l’économie financière s’y est développée aussi fort qu’aux États-Unis, et l’Espagne, parce que son économie est largement « tirée par le crédit » et que la construction et l’immobilier y jouaient un rôle central.
Stiglitz sort son portefeuille pour payer l’addition et raconte à Greenwald l’histoire du film Slumdog Millionnaire. Greenwald fait la démonstration qu’il connait les noms de tous les personnages illustres dont les portraits figurent sur les différents billets de banque américains : George Washington pour le billet de un dollar, bien sûr, mais aussi Alexander Hamilton pour celui de dix dollars, Andrew Jackson pour celui de vingt, Ulysses Grant pour le billet de cinquante dollars, etc. Il peut même identifier, en fonction d’une lettre-code qu’on trouve sur chaque billet, la banque fédérale qui l’a émis (New York, Boston ou Philadelphie).

Une affaire d’hommes

Que retenir de tout cela ? Dire qu’on en sait beaucoup plus sur la crise économique et financière après avoir vu ce film serait très exagéré, pour le dire gentiment. Ceux qui l’ignoraient encore auront été frappés par le luxe dans lequel vivent les Happy Few qui composent l’élite économique super-privilégiée de New York. Le New York qu’on a eu sous les yeux n’est en effet clairement pas celui des pauvres noirs sans logis et des vendeurs de crack des rues du Bronx. L’appartement occupé par l’agent immobilier est une espèce de petit palais étalé sur un étage, décoré avec ce luxe de mauvais goût dont certains riches américains semblent avoir le secret ; et le bureau du marchand d’art est un petit musée « postmoderne » orné de « jouets artistiques » chinois qui ne feront le bonheur d’aucun enfant, de fauteuils signés de grands noms qui ressemblent à des instruments de torture, et d’un lampadaire en forme de spirale doté d’un numéro de téléphone, sur lequel s’affichent les messages sms qu’on lui envoie. (Son créateur a baptisée cette lampe du joli nom de Lolita, preuve de son génie et de sa clairvoyance, souligne Simon de Pury, parce que ce n’est qu’après avoir terminé son œuvre qu’il a pris connaissance de la célèbre phrase qui ouvre le roman du même nom de Vladimir Nabokov : « Lolita, light of my life »).
Dans l’ensemble, on aura cependant pu passer une heure en compagnie de deux personnes intelligentes et attachantes. Et on aura pleinement réalisé à quel point l’économie reste une science pleine d’incertitudes et limitée dans sa capacité prédictive. Plus généralement, on aura compris combien l’économie dans les deux sens de ce mot (economy et economics, la réalité économique et la science économique), est et demeure, pour le meilleur et pour le pire, une affaire d’hommes : ce sont bien des hommes qui en sont les acteurs, avec toutes leurs qualités mais aussi leurs faiblesses et leurs défauts, et ce sont des hommes qui l’étudient, avec toutes les possibilités qu’ils ont de se tromper.
Last but not least, on aura eu le plaisir d’entendre à plusieurs reprises quelques mesures de la musique envoûtante de Philip Glass, que la réalisatrice a eu l’heureuse idée de choisir comme illustration sonore pour son film, et dont les accents étranges accompagnaient invariablement le glissement majestueux de la limousine des deux économistes dans les lumières de la nuit de New York.

jeudi 6 novembre 2008

Woody Allen à Barcelone

Une comédie sentimentale désenchantée

L’histoire racontée par Woody Allen dans son film Vicky Cristina Barcelona n’a pas grand-chose à voir avec Barcelone, la Catalogne ou l’Espagne. La Barcelone qu’on y entrevoit est une ville de carte postale (les architectures tarabiscotées et multicolores de Gaudi, le parc d’attraction du Tibidabo accroché à flanc de colline) ; la Catalogne y est si peu présente qu’en quatre-vingt-dix minutes, on n’entend pas un seul mot de catalan ; et l’Espagne qui lui sert de décor se réduit à une série de clichés. Une scène qui joue un rôle pivot dans le récit est ainsi celle d’une sérénade de guitare, dans les jardins embaumés d’une propriété d’Oviédo, à la lumière des étoiles, dans l’air doux de la nuit : à part celle d’une corrida, on trouvera difficilement une image de l’Espagne plus conventionnellement emblématique.
Si Barcelone est l’endroit où les choses se passent (en tous cas pour l’essentiel), parce qu’elles doivent bien se passer quelque part, ce qui intéresse Woody Allen n’est en effet pas Barcelone : c’est Vicky et Cristina, et ce qui leur arrive.
Au départ, semble-t-il, Woody Allen, qui aime l’Europe à la manière dont l’aiment les Américains lorsqu’ils l’aiment (c’est-à-dire souvent), et qui a décidé il y a plusieurs années qu’il y tournerait désormais ses films, voulait effectivement réaliser un film dans lequel Barcelone et Gaudi joueraient un rôle central. Mais « chassez le naturel, il revient au galop » : tel que nous le voyons aujourd’hui, Vicky Cristina Barcelona est en réalité une comédie de mœurs douce-amère, une fable morale ironique, une comédie sentimentale enlevée et brillante sur le modèle des meilleurs comédies romantiques New-Yorkaises de Woody Allen : Annie Hall, Manhattan, ou Stardust Memories.
C’est cependant un film plus profond et plus abouti que ces anciens succès : observateur aussi subtil et perspicace qu’il l’était il y a trente ans, Woody Allen, qui a aujourd’hui soixante-treize ans, est aussi un homme plus sage et plus averti qu’il ne l’était quand il réalisait ces films. Toujours aussi aiguë, sa vision de la vie est à présent plus instruite, plus lucide et plus désenchantée.
Comme son modèle Ingmar Bergman, dans un style toutefois moins sombre et tourmenté, Woody Allen, à travers plusieurs dizaines de films d’apparence très différente, s’est en réalité constamment intéressé à un seul et unique sujet : la vie compliquée des sentiments, plus particulièrement des sentiments amoureux. Dans Vicky Cristina Barcelona, il le traite avec un brio tout particulier.
L’histoire est celle de deux jeunes américaines invitées à séjourner durant l’été chez des parents éloignés de l’une d’entre elles, un couple de compatriotes établis à Barcelone. Vicky (Rebecca Hall) est brune, studieuse et sérieuse ; elle est fiancée à un jeune homme d’affaires américain ambitieux et plein d’avenir, Doug (Chris Messina). Cristina (Scarlett Johansson) est blonde, rebelle et en quête d’aventures de toutes espèces, y compris amoureuses, de préférence avec des marginaux et des artistes. Les deux jeunes femmes font la connaissance d’un peintre ténébreux et mal rasé, beau comme un modèle de Dolce§Gabbana, Juan Antonio (Javier Bardem), personnage à la réputation sulfureuse entouré d’une aura de drame : on raconte qu’il est resté éperdument amoureux de sa femme Maria Elena (Penélope Cruz), dont il s’est séparé après qu’elle ait tenté de le tuer d’un coup de couteau.
Juan Antonio fait aux deux jeunes femmes des propositions très directes (veulent-elles l’accompagner à Oviédo pour « drink good wines and make love » ?), que Cristina accepte, entraînant son amie, passablement réticente, dans l’aventure. Suite à un concours de circonstance, contre toute attente, la première nuit que Juan Antonio passe en compagnie d’une des deux jeunes femmes, plutôt qu’avec Cristina, c’est avec Vicky. Il s’agit de la fameuse nuit de sérénade, qui laisse à la jeune femme un souvenir brûlant.
Puis, les choses reprennent leur trajectoire normale, c'est-à-dire le cours prévu : Cristina a une aventure avec le peintre et finit par s’installer chez lui. Elle fait la connaissance de son ex-femme Maria Elena, que Juan Antonio prend la responsabilité d’héberger après qu’elle ait commis une tentative de suicide. Après une période de tensions bien compréhensibles (c’est son ex-femme, et une personne d’un tempérament chaud à l’équilibre psychologique fragile), leurs relations évoluent et tournent à l’affection. Juan Antonio, Maria Elena et Cristina forment un trio amoureux épanoui dans leur amour mutuel et la passion de la création : Juan Antonio et sa volcanique ex-épouse peignent, Cristina fait de la photo sous leur supervision.
Entretemps, le fiancé de Vicky a débarqué à Barcelone : il a en effet décidé qu’il serait exotique et amusant qu’ils se marient en Espagne. Vicky, qui ne revoit jamais Juan Antonio sans émotion, hésite, puis cède : elle épouse Doug sur place.
Mais à mesure que l’été avance, les choses se gâtent des deux côtés. Sous l’emprise de ce que Maria Elena appelle son « insatisfaction chronique », Cristina se retire brusquement du trio et part pour la France en quête de ce qu’elle est apparemment incapable de trouver nulle part. Sans l’adjuvant de sa présence et en l’absence du troisième élément qui le tenait soudé, le couple des deux artistes s’effondre à nouveau : une fois encore, Juan Antonio et Maria Elena se séparent dans les disputes et les cris.
De son côté, Vicky s’ennuie avec son très puéril et bien trop sérieux jeune mari. Sa parente de Barcelone, qui projette sur la jeune femme ses propres frustrations (« I still love my husband » dit-elle à Vicky, « but I’m no longer in love with him »), l’incite à avoir une aventure avec Juan Antonio, dont elle est à l’évidence encore amoureuse. Au moment où la chose pourrait se concrétiser, Maria Elena surgit, un révolver à la main. Des coups de feux éclatent sans occasionner de blessures graves, sauf une, fatale, à leur aventure adultère potentielle, morte avant même d’avoir commencé.
L’été est fini, les deux jeunes femmes et Doug quittent Barcelone. Cristina, qui ne sait toujours pas ce qu’elle veut, « mais très bien ce qu’elle ne veut pas » et Vicky, qui n’a pas eu le courage de vouloir jusqu’au bout ce qu’elle voulait sans le reconnaître, retournent aux États-Unis.
Ni l’audace irréfléchie et immature de la première, ni la lâcheté de la seconde (au bout du compte, la perspective de la vie confortable que lui offrait Doug l’a emporté sur ses sentiments) ne les ont conduites au bonheur. Mais toutes les deux ont connu quelques moments très heureux. La morale de l’histoire (et la leçon du film) est qu’il ne faut pas demander beaucoup plus que cela à la vie : chanceux sont ceux à qui elle fait déjà ce cadeau.

Les secrets d’une réussite

Vicky Cristina Barcelona est un film rempli de clichés, et pas seulement au sujet de l’Espagne : les situations et les caractères aussi correspondent souvent à des modèles très convenus. La confrontation de jeunes américaines naïves au professionnalisme amoureux des hommes du vieux continent est un leit-motiv de la littérature et du cinéma depuis au moins Henry James ; de Jules et Jim à Butch Cassidy et le Kid, le ménage à trois est un poncif du cinéma de comédie dramatique ; et les couples (notamment d’artistes) qui se déchirent dans les excès de l’amour-haine ont été vus mille fois à l’écran.
Woody Allen ne pouvait pas l’ignorer. Mais il s’en moquait. Ainsi qu’on l’a pertinemment fait remarquer, c’est délibérément qu’il a utilisés de tels clichés, tout son talent consistant à en jouer pour en tirer une œuvre tout à fait personnelle et très réussie.
A quoi tient cette réussite ? On la mettra difficilement au crédit des acteurs. Un peu curieusement, la critique, surtout américaine, s’est confondue en admiration devant le jeu outré de Penélope Cruz, certains allant même jusqu’à la comparer à Anna Magnani. En personnage de femme latine extravertie, elle a pourtant déjà été meilleure dans d’autres films ; Almodovar a réussi à tirer davantage d’elle ; et ses dons d’actrice se montrent mieux dans un film comme Non Ti Muovere de Sergio Castellito, dans lequel elle incarne une femme du peuple de manière au moins aussi convaincante (sinon davantage) que Sofia Loren dans Una Giornata particolare.
On dira la même chose de Javier Bardem, au jeu assez neutre et sans mérite particulier, ainsi que de Scarlett Johansson, que Woody Allen, on le sait depuis Match Point et Scoop, filme toujours avec une grande gourmandise, mais qu’il a réussi à faire jouer ici avec une salutaire sobriété. S’il fallait distinguer quelqu’un dans la distribution, ce serait plutôt Rebecca Hall, une actrice anglaise peu connue et d’une beauté moins ostensible, qui lui permet de faire éclater avec talent à l’écran cette vérité bien connue : quand les gens aiment et se savent aimés, ils deviennent beaux.
On a souligné les qualités formelles du film : la splendeur des décors, le soin apporté au choix des cadrages et à la composition des images. Il faudrait aussi mentionner la bande sonore. Dans l’esprit de forte couleur locale du récit, elle est pour une part faite d’espagnolades d’Albeniz. Mais son thème central est un morceau du groupe Giulia y los Tellarini, précisément intitulé Barcelona, dont les accents acidulés contribuent à créer l’atmosphère du film et dont la mélodie sautillante aide à lui conférer son rythme allègre.
L’atout majeur de Vicky Cristina Barcelona, et ce qui fait largement le plaisir qu’on éprouve à voir ce film, c’est en effet la manière brillante et attachante dont l’histoire est racontée. Un des grands attraits des films de Woody Allen a toujours été la qualité de leurs dialogues, très écrits, très littéraires, à la manière de ceux de Rohmer. On a justement évoqué à ce propos les « contes moraux » du cinéaste français, auxquels ce film fait songer par son ton de brillant marivaudage, dans une langue et un esprit contemporains : les personnages ne savent peut-être pas ce qu’ils veulent, mais ils trouvent toujours la manière la plus brillante de le dire, et parlent de leurs sentiments mal assurés avec une cette heureuse sûreté d’expression qu’on n’a jamais dans la vie.
Mais il y a aussi le rythme du récit, qui ne laisse pas au spectateur le temps de s’ennuyer : pas une seconde de temps mort, on est totalement immergé dans les péripéties de l’histoire et avide de savoir comment celle-ci va finir. Un élément qui joue un rôle clé à cet égard est la narration en troisième personne en voix off. Ce procédé souvent utilisé, on l’a relevé, par François Truffaut, permet en effet à Woody Allen d’aller très vite, en faisant l’économie des transitions, en sautant les développements superflus, pour passer elliptiquement d’un épisode marquant à un autre.

Un film très européen

Bergman, Rohmer, Truffaut : ces références le montrent, Woody Allen est le plus européen des cinéastes américains. Héritier, en un sens, de la tradition des grands réalisateurs Hollywoodiens de comédies romantiques de l’avant-guerre et de l’après-guerre, qui étaient souvent des émigrés d’Europe centrale (Ernst Lubitsch, Billy Wilder, Otto Preminger), Woody Allen, dans sa conception du cinéma, sa manière de filmer et le type d’histoires qu’il aime raconter (des histoires mettant aux prises un petit nombre de personnages bavards et tourmentés, unis par des relations sentimentales compliquées dans le décor unique d’une ville), est en même temps et peut-être surtout très proche du cinéma d’auteur européen. C’est d’ailleurs sans doute une des raisons pour lesquelles il est tellement apprécié sur notre continent, davantage, on le sait, qu’aux États-Unis.
En choisissant de venir tourner ses films en Europe, Woody Allen n’obéissait donc pas exclusivement à des considérations pratiques. Plus profondément, en émigrant sur le vieux continent, il faisait coïncider son lieu de travail avec l’endroit où s’est développée une source importante de son inspiration. C’est ce que l’on vérifie une fois encore avec Vicky Cristina Barcelona, un film qui n’est pas européen seulement parce que l’histoire se passe à Barcelone, qui est aussi et surtout un très beau film, à la fois triste et gai, comme est la vie.

vendredi 8 août 2008

Oppenheimer, une science « humaine trop humaine »

Une énigme

J. Robert Oppenheimer est, avec Albert Einstein et juste après lui, le physicien le plus connu du XXe siècle. Comme celle d’Einstein, sa photo s’est retrouvée à plusieurs reprises en couverture des grands magazines d’information. Comme à celles d’Einstein, on a consacré à sa vie et à ses activités un très grand nombre d’ouvrages académiques et de livres destinés au grand public. Comme le père de la relativité, il est devenu de son vivant l’objet d’un mythe et d’une véritable légende. À l’instar d’Einstein, et comme lui à un moment où il avait largement cessé de faire partie de la communauté scientifique active, bien davantage que d’autres physiciens pourtant plus importants que lui, il demeure aujourd’hui une figure emblématique de la science.
Si l’image qu’offre Einstein est celle, sereine, rassurante et traditionnelle d’un savant excentrique, plein de sagesse débonnaire, la figure d’Oppenheimer est notoirement tragique et tourmentée. C’est que, si la mémoire collective a retenu son nom, ce n’est pas avant tout pour ses réalisations scientifiques, mais bien pour deux développements dramatiques dans lesquels il est directement concerné. Premièrement, le projet Manhattan de fabrication de la première bombe atomique, au centre de recherche de Los Alamos au cours de la seconde guerre mondiale, dont il a été l’âme et le moteur ; ensuite, ce que les livres d’histoire décriront ultérieurement comme « l’affaire Oppenheimer » : au début des années cinquante, dans le contexte de la guerre froide et du Maccarthysme, à un moment où il se prononçait en faveur du contrôle des armements nucléaires et s’opposait à la fabrication de la bombe à Hydrogène, Oppenheimer a été destitué des responsabilités publiques qu’il exerçait et soumis à une audition publique (hearing) au terme de laquelle son autorisation d’accès (clearance) à certaines matières lui fut retirée, au motif qu’il représentait un risque pour la sécurité des États-Unis, notamment du fait de ses liens allégués avec des communistes.
L’image que nous avons d’Oppenheimer est largement déterminée par ce double épisode : « martyr de la persécution politique », « nouveau Faust » puni pour avoir pactisé avec le Diable, « Prométhée moderne » châtié pour avoir dérobé le feu atomique, il a aussi été comparé au dieu aux milles visages Protée, à Thomas More, à Lawrence d’Arabie et au Prince Mychkine de Dostoïevski. On a présenté son audition comme une nouvelle édition du procès de Galilée ou de l’affaire Dreyfus.
Ce que l’on savait par ailleurs du personnage n’a fait que renforcer l’aura sombre et mystérieuse qui l’entourait déjà de son vivant. Un individu compliqué et secret qui restait une énigme même pour ses amis les plus proches (« de toute ma vie, je n’ai jamais connu de personne plus complexe », disait son collègue Abraham Pais), un homme plein de contradictions combinant des traits apparemment incompatibles, à la fois arrogant et sensible, rigoureux et évasif, égocentrique et généreux, ambitieux et de tempérament autodestructeur (mangeant fréquemment peu, affectionnant les cocktails, il est mort à soixante-trois ans d’un cancer de la gorge pour avoir été un fumeur à la chaîne durant plusieurs décennies), parfois d’une gentillesse touchante mais souvent terriblement abrupt, naturellement séducteur mais timide avec les femmes, Oppenheimer fascinait aussi par son aspect physique, plus particulièrement son visage émacié et ses célèbres yeux bleus au regard perçant, ses manières « ecclésiastiques et solennelles », son immense culture et la façon dont il dominait toujours les discussions, plus un quelque chose de spécial dans sa personne que tous ceux qui l’ont connu soulignent à l’envi.
Cette image quasi mythologique, Oppenheimer s’est clairement employé à l’entretenir, voire à la construire, avec un talent d’acteur, un sens de la mise en scène et un goût de l’auto-dramatisation reconnus par de nombreux témoins, dont son ami le plus fidèle Isidor I. Rabi et son collègue à Princeton Freeman Dyson. Mais derrière cette image, qui était le véritable Oppenheimer ? Pour quelles raisons a-t-il fait les choix qui ont été les siens ? Comment expliquer son ascension et sa déchéance ? Pourquoi est-il devenu l’icône tragique que l’on sait ? Quel rôle exact a-t-il joué dans l’histoire de la science et de ses relations avec le pouvoir et la politique ?
On commence aujourd’hui à y voir un peu plus clair. Au cours des quatre dernières années, sur un sujet sur lequel existaient pourtant déjà des bibliothèques entières et qu’on aurait légitimement pu croire épuisé, huit nouveaux livres ont été publiés : six biographies d’Oppenheimer ou monographies à son sujet (par Jeremy Berntsein, Priscilla J. McMillan, David C. Cassidy, Kai Bird et Martin J. Sherwin, Abraham Pais/Robert Crease et Charles Thorpe), un ouvrage collectif (Reappraising Oppenheimer) et un passionnant portrait parallèle d’Einstein et Oppenheimer, par Silvan S. Schweber, contrastant les deux hommes sur de nombreux points comme leurs idées en physique, leur façon de penser et de s’exprimer ou leur rapport à la politique et à la judéité.
Il y a trois remarques à faire à propos de ces livres récents. La première est qu’ils sont tous très réussis, riches d’informations, remplis d’analyses pénétrantes, d’aperçus éclairants et le plus souvent bien écrits et agréables à lire. La seconde est qu’aussi étonnant que cela puisse paraître, au-delà des inévitables recoupements, ils sont largement complémentaires, chacun d’eux se concentrant sur un ou quelques aspects particuliers. Et la troisième remarque est que l’on sort de leur lecture avec plus d’intérêt encore pour J. Robert Oppenheimer qu’on en avait avant de les ouvrir.
« Je pense qu’il pourrait être utile », disait Oppenheimer à propos d’Einstein, « de commencer à dissiper les nuages du mythe pour apercevoir la majestueuse montagne qu’ils cachent. » La personnalité d’Oppenheimer, faisait remarquer Freeman Dyson en commentant ce passage, est semblablement enveloppée de brumes. En partie par sa faute, précise Robert Crease, Oppenheimer n’ayant rien fait, que du contraire, pour aider à lever les nuages en question.
Dans une certaine mesure, c’est un tel exploit que réussissent à accomplir ces ouvrages, chacun pris individuellement et plus encore considérés dans leur ensemble. En révélant des faits ignorés, en mettant en lumière les faiblesses du personnage et ce qui dans son comportement pouvait avoir de choquant, en montrant, surtout, de quelle manière Oppenheimer a consciemment et délibérément œuvré à édifier sa légende, ces livres contribuent à faire surgir une image de l’homme plus concrète, réaliste et convaincante. Elle n’en demeure pas moins terriblement attirante, et on reste fasciné. Pourquoi ? On ne peut pas répondre à cette question sans passer en revue quelques-unes des multiples facettes de la personne riche et compliquée d’Oppenheimer.

Le physicien

Par métier et avec passion, Oppenheimer était physicien. Un physicien peu ordinaire, cependant : enfant d’une famille de la bourgeoisie intellectuelle juive de la Côte Est largement tournée vers l’Europe, Oppenheimer, contrairement à la plupart de ses collègues, n’était pas d’un tempérament spontanément scientifique, mais plutôt littéraire et philosophique. Toute sa vie, incapable de renoncer à ses goûts d’adolescent, par exemple pour les poètes ésotériques et la sagesse hindoue, refusant de s’enfermer dans les frontières d’une discipline, il conservera et cultivera son intérêt pour des tas de sujets étrangers à la physique.
Il n’en était pas moins un physicien de premier plan. Tous les commentateurs soulignent son exceptionnelle aptitude à synthétiser l’état d’un problème ou à identifier les failles d’un raisonnement et les faiblesses d’une argumentation, dont il faisait souvent de cruelles démonstrations aux dépens de ses étudiants ou d’autres chercheurs au cours des séminaires qu’il animait. Était-il pour autant exceptionnellement créatif, et peut-on comparer sa contribution à la science à celle d’hommes comme Max Born (dont il a été l’élève en Europe), Niels Bohr (à qui il a voué toute sa vie une grande admiration) ou même Hans Bethe, qui a été son bras droit à Los Alamos (pour ne pas parler d’incontestés génies comme Paul Dirac, Richard Feynman et, bien entendu, Albert Einstein) ?
À l’évidence, non. Trop jeune et arrivé trop tard pour prendre part aux travaux pionniers de la physique quantique, Oppenheimer a contribué à son développement sur des points précis. Son apport le plus important à la physique réside cependant dans le domaine de l’astrophysique, avec trois articles en théorie stellaire, dont deux sur l’effondrement des étoiles massives en ce qu’on appelle aujourd’hui des « trous noirs ». D’un de ces deux articles, Jeremy Bernstein affirme avec enthousiasme, mais sans doute un peu vite et imprudemment, qu’il est « un des plus importants articles de physique du XXe siècle ». Il n’hésite pas à ajouter que les travaux d’Oppenheimer dans ce domaine, eût-il vécu un peu plus longtemps, auraient fini par être récompensés par le Prix Nobel. Rien n’est moins sûr, et, de manière générale, tout indique qu’Oppenheimer n’avait pas le profil d’un lauréat de Prix Nobel. Brillant, rapide et intuitif, doté d’un puissant esprit analytique, à l’instar de personnalités comme Freeman Dyson ou le cristallographe et théoricien de la science J. D. Bernal, Oppenheimer était intéressé par trop de sujets en physique et en dehors d’elle. Il ne possédait pas la patience et cette capacité de se concentrer avec opiniâtreté durant des années sur une même question qui constituent de l’avis général, sinon le passeport pour Stockholm, à tout le moins une condition pour pouvoir espérer y chercher un jour la reconnaissance scientifique suprême.

L’organisateur

De fait, le talent le plus remarquable d’Oppenheimer ne résidait pas là, mais dans ses étonnantes capacités d’organisation. Encore jeune, il fonda en quelques années sur la Côte Ouest, à Berkeley, la première école de physique théorique des États-Unis, école dont il est généralement affirmé qu’elle jetait les bases de la recherche et de l’enseignement dans cette discipline dans le pays, et que c’est d’elle que sont sorties, directement ou indirectement, toutes les réalisations ultérieures de la science américaine dans ce domaine. Au moment de sa mort, cet aspect de la carrière d’Oppenheimer n’est pas celui qui a été le moins rappelé, et un tribut ostensible lui a été rendu sur ce point.
Ce don qu’avait Oppenheimer de mettre sur pied et de galvaniser des équipes ne s’est jamais aussi bien illustré qu’à Los Alamos. C’est un lieu commun de souligner le rôle fondamental qu’il a joué dans le succès du projet Manhattan et ce que cette réussite, dans des conditions matérielles invraisemblables et en un temps étonnamment court (trois ans), doit à sa personnalité unanimement décrite comme « charismatique » : omniprésent, au fait des problèmes théoriques les plus abstrus comme des détails techniques les plus pratiques, toujours prêt à discuter, attentif, souriant, Oppenheimer animait littéralement le projet et une équipe pourtant vaste et composée de fortes personnalités, dont presque tous lui vouaient une véritable dévotion.
Rien, dans son histoire et son caractère ne semblait l’avoir préparé à l’exécution d’une tâche semblable, ni indiquer qu’il s’en acquitterait avec un tel brio. Un homme cérébral (« chez Oppenheimer, l’élément terrestre (earthiness) était faible, disait Rabi), porté à la méditation, farouche, apparemment peu sûr de lui et de contact difficile, il était à première vue le moins bon choix possible pour mener à bien une opération aussi complexe que la fabrication collective d’une bombe. L’intuition du Général Groves, le responsable militaire du projet, et sa détermination à imposer Oppenheimer, ont permis de faire éclater une vérité insoupçonnée : il était fait pour ce poste, à bien des égards, le projet Manhattan est ce qui lui a permis de se révéler.
Le bilan d’Oppenheimer à l’Institute For Advanced Study de Princeton est plus mitigé. Son arrivée à la tête de l’Institut, à l’issue de la seconde guerre mondiale, a coïncidé avec une période durant laquelle ses activités de conseil auprès du gouvernement américain absorbaient beaucoup de son temps et de son énergie. L’opinion de Freeman Dyson est qu’une fois exonéré de ses obligations publiques par sa destitution, libre de consacrer davantage de temps et de ressources intellectuelles à l’Institut, il s’en est montré un bien meilleur directeur que durant les premières années.
Mais il y a plus que cela. Oppenheimer avait gardé son intérêt pour la littérature, les sciences sociales et humaines et la philosophie, il ne manquait d’ailleurs jamais d’impressionner ses visiteurs par sa connaissance de ces matières et sa familiarité avec la recherche dans ces domaines aux États-Unis. Son rêve était de créer un véritable centre de recherche interdisciplinaire. Mais il n’y est pas parvenu, pour différentes raisons, notamment de personnes. « Oppenheimer, fait justement remarquer Silvan S. Schweber, était comme un grand chef d’orchestre. Mais un grand chef d’orchestre a besoin […] d’excellents musiciens et d’une très bonne partition […] A Berkeley, Oppenheimer avait de remarquables étudiants et chercheurs [...] et un programme clair [...] La même chose à Los Alamos […] À l’Institute For Advanced Study [il avait affaire] à d’exceptionnelles individualités incapables de jouer de manière cohérente comme un orchestre. »

Science et politique

Dans quel état d’esprit Oppenheimer était-il lorsqu’il œuvrait à mettre au point une bombe capable de détruire une ville entière ? Comment a-t-il réagi quand il a été décidé qu’on ne se contenterait pas d’une explosion de démonstration, mais que la bombe (initialement conçue comme une arme contre l’Allemagne) serait effectivement utilisée sur une cible japonaise ? (Apparemment, il trouvait cette décision malheureuse, mais il s’est quand même appliqué à indiquer aux militaires comment maximiser les effets de l’explosion). A-t-il regretté ce qu’il avait accompli ? S’est-il opposé au développement de la bombe H pour des raisons techniques, politiques ou morales ? Pour quelles raisons exactes a-t-il été poursuivi par le FBI et attaqué par le gouvernement des Etats-Unis ? Toutes ces questions et de nombreuses autres sont depuis longtemps au cœur des interrogations des historiens. Il y a des années de cela, Richard Rhodes tentait d’y répondre dans ses deux ouvrages sur l’histoire de la fabrication de la bombe atomique et de la bombe H. Freeman Dyson, dans son autobiographie et ses ouvrages de réflexion sur la science, et, en France, un homme comme Jean-Jacques Salomon, n’ont cessé de revenir sur leurs implications.
Sur beaucoup de points, les ouvrages récents mentionnés, souvent basés sur de titanesques recherches d’archives et de très nombreux entretiens, apportent des éléments d’information nouveaux. De l’image d’ensemble qui en ressort, deux grands enseignements se dégagent. Premièrement, tels qu’ils se sont effectivement déroulés, les faits se révèlent toujours beaucoup plus complexes que l’image stéréotypée et simpliste qu’on tend à en donner. L’action engagée contre Oppenheimer, par exemple, ne peut être réduite à l’affrontement, d’un côté d’un gouvernement conservateur, de militaires paranoïaques et de scientifiques bellicistes au premier rang desquels Edward Teller - un des pères (il prétendra être le seul) de la bombe à Hydrogène ; de l’autre, de scientifiques « libéraux » au sens américain du mot, c'est-à-dire gauchistes. Les aspects personnels ont joué un rôle important, et de l’affaire émane un fort parfum de règlement de compte. Oppenheimer s’était fait beaucoup d’ennemis, à commencer par Lewis Strauss, un haut responsable des activités nucléaires américaines, ainsi que, précisément, Edward Teller, ancien membre de l’équipe de Los Alamos, qui n’avait jamais pardonné à Oppenheimer de lui avoir préféré Hans Bethe comme chef du département de physique théorique du laboratoire. La déposition de Teller durant l’audition fut fatale à l’accusé et valut à celui qui l’avait faite d’être ostracisé tout le reste de sa vie par la communauté des physiciens, qui soutenait Oppenheimer.
Le second élément frappant, dans tous ces développements, est la profonde et constante ambiguïté d’Oppenheimer. Chaque fois qu’il évoquait le projet Manhattan et la bombe atomique, il le faisait en termes emphatiques, dramatiques et poignants. Rétrospectivement, il affirmait ainsi qu’au moment de l’explosion de la bombe test Trinity dans le désert du Nouveau Mexique, lui étaient venus à l’esprit (voire à la bouche) la formule de la Bhagavad-Gîtâ : « Je suis devenu la Mort, le Destructeur de mondes » ; ce dont la plupart des observateurs doutent, personne ne lui ayant entendu prononcer ces mots (selon son frère Frank, lui et Robert auraient simplement dit : It worked ). Au Président Truman, très irrité par cette manifestation excessive de scrupules à son sens injustifiés, puisque c’était lui, le Président, qui avait donné l’ordre de bombarder Hiroshima et Nagasaki, il affirmait « avoir du sang sur les mains ». Et il y a la célèbre phrase d’un discours au MIT reprise dans Time selon laquelle, avec la bombe, « les physiciens ont connu le péché ». Jamais, toutefois, en dépit de ces déclarations, Oppenheimer n’a fait état de regrets ou de remords, et en visite au Japon, il a même tenu des propos allant exactement dans le sens opposé.
La même ambiguïté troublante s’observe dans l’autre épisode majeur de la vie d’Oppenheimer. A-t-il été communiste ? Son frère Frank et la femme de ce dernier l’ont été, tout comme la femme d’Oppenheimer Kitty ainsi que plusieurs de ses amis, dont Jean Tatlock, la jeune femme qui avait été son premier amour et avec laquelle il a passé à nouveau une nuit au moment où, déjà marié, il travaillait pour le gouvernement américain : un fait qui n’avait pas échappé au FBI et qu’il a dû reconnaître de manière humiliante lors de son audition. Certains observateurs affirment qu’Oppenheimer a été membre d’une « cellule secrète » du parti communiste américain à l’Université de Berkeley. D’autres pensent qu’il n’a jamais été formellement membre, mais seulement « compagnon de route » du parti. Lui-même l’a en tous cas toujours nié.
Mais il est allé plus loin que cela. Interrogé, en 1949, par la Commission sur les activités anti-américaines du Congrès, Oppenheimer a porté contre plusieurs de ses anciens étudiants soupçonnés d’être communistes des accusations qui lui ont valu de sévères critiques de la part d’hommes comme Hans Bethe ou un autre de ses compagnons de Los Alamos Victor Weisskopf, et ont fait dire à certains historiens qu’en lui ôtant sa clearance un jour avant la date où elle devait naturellement expirer, les juges l’ont en réalité aidé à sauver sa réputation en faisant de lui un martyr. N’aurait-il pas été condamné, il est en effet possible qu’on aurait surtout retenu de lui l’image d’un homme n’ayant pas hésité à naming names.
Un épisode de la vie d’Oppenheimer qui laisse très mal à l’aise à cet égard est ce que l’on a appelé « l’affaire Chevalier ». Alors qu’il commençait à travailler à Los Alamos, Oppenheimer a affirmé avoir été contacté par des personnes l’invitant à communiquer des informations secrètes aux Soviétiques. Dans deux des trois versions embrouillées de l’incident qu’il a successivement données, il mettait en cause son ami et collègue de Berkeley le professeur de littérature française Haakon Chevalier. Bien que de l’avis général innocent, Chevalier a vu sa vie brisée. Forcé à démissionner suite aux travaux de la Commission sur les activités anti-américaines, il dut quitter le pays et s’exiler en France. L’ « affaire Chevalier » a refait surface lors de l’audition d’Oppenheimer, qui a mis en lumière qu’il avait à la fois accusé son ami et menti à plusieurs reprises dans sa relation de l’incident.
De manière générale, tout le comportement d’Oppenheimer durant cette audition laisse perplexe. De nombreux témoins à décharge avaient été produits par la défense, dont plusieurs scientifiques ayant travaillé à Los Alamos comme John von Neumann. Certaines interventions d’officiels, comme l’ancien conseiller scientifique du Président Roosevelt Vannevar Bush, étaient plutôt favorables à Oppenheimer, et sa femme Kitty s’est livrée à un exercice de « défense et illustration » unanimement jugé brillant et convaincant. Lui-même s’est toutefois défendu de manière très maladroite, à peine défendu, en réalité, répondant en termes embarrassés, s’accablant comme à plaisir, et de l’avis général, organisant sa propre perte. Comme l’a souligné le journaliste Murray Kempton dans un remarquable portrait d’Oppenheimer paru dans Esquire, si les autorités américaines s’en étaient prises à lui, c’était, de fait, parce qu’elles avaient senti qu’en sa personne elles avaient affaire à « quelqu’un qui pouvait être brutalisé ».

L’homme privé

L’homme privé Oppenheimer est au moins aussi difficile à déchiffrer que le personnage public. De la vie affective et sentimentale d’Oppenheimer, on n’est guère tenté d’affirmer que se dégage une forte impression d’équilibre et de sérénité. Les difficultés qu’il éprouvait, durant sa jeunesse, a établir des relations avec les femmes, ont conduit certains à voir en lui un homosexuel plus ou moins latent. Une chose est sûre, ses rapports avec les autres être humains, de l’autre sexe comme du sien, n’étaient jamais exempts de complications. Sa liaison avec Jean Tatlock, dont on a dit qu’elle avait été le grand amour de sa vie, a marqué Oppenheimer profondément et de manière durable. C’est avec elle que ce jeune homme peu sûr de lui avait commencé à vivre d’une autre manière que dans sa tête, et ils resteront toujours très liés. L’histoire de Jean Tatlock a mal fini. Quelques années après qu’ils se furent quittés et qu’Oppenheimer ait épousé Kitty, elle s’est suicidée, sans doute parce qu’elle était incapable d’accepter sa propre homosexualité (Oppenheimer semblait particulièrement attiré par les lesbiennes).
Kitty était une forte personnalité, une femme intelligente pleine de vie et d’énergie. Les appréciations sur elle varient. Abraham Pais la trouve cruelle avec ses enfants et une personne détestable, et décrit la vie familiale des Oppenheimer comme « un enfer ». Mais il est le seul, tous les autres témoins soulignent plutôt les qualités de Kitty. Une chose est certaine, elle était gravement alcoolique, travers qu’Oppenheimer acceptait avec une fatalité résignée. Mais elle le soutenait énormément, et ils étaient soudés par une dépendance mutuelle.
Distant avec ses deux enfants, Oppenheimer avait des difficultés à établir des relations simples chaleureuses avec son fils et sa fille, qui semblent avoir souffert de l’indifférence ou de la maladresse de leurs parents à leur égard. Quelques années après la mort de son père, sa fille Toni s’est suicidée. On a parfois l’impression que le spectre du déséquilibre mental rôdait autour de la vie d’Oppenheimer. On a gardé la trace d’un épisode de comportement étrange de sa part à l’époque de sa jeunesse où il résidait en Angleterre. Oppenheimer s’intéressait par ailleurs beaucoup à la psychologie. Jean Tatlock était psychiatre, tout comme Ruth Tolman, la femme d’un ami avec laquelle il a eu une aventure assez sérieuse.
Le peu de goût d’Oppenheimer pour ce qui est simple et direct, et sa dilection pour l’obscur et l’alambiqué, s’observaient aussi dans sa manière de s’exprimer. Amateur de littérature, il possédait une remarquable maîtrise de la langue anglaise et écrivait avec plaisir et talent. Les nombreux textes de vulgarisation ou de réflexion sur la science qu’on a gardés de lui se situent cependant aux antipodes de ceux d’Einstein ou de Feynman. Esprits concrets qui pensaient par images et s’exprimaient spontanément en termes quotidiens, les deux plus grands physiciens du XXe siècle étaient des communicateurs nés. Porté à l’abstraction et à l’expression poétique, prisant un style recherché, Oppenheimer était, lui, un orateur parfois difficile à suivre, aux dires des auditeurs des Reith Lectures et des William James Lectures qu’il a données. Pourtant, ses exposés étaient appréciés et exerçaient sur ceux qui y assistaient un effet puissant. Comme dans le cas de ses cours, de ses prestations dans les séminaires ou de conversations en cercle restreint, autant qu’au contenu de ses propos, la forte impression qu’il faisait tenait, de fait, à la musique de sa langue et à l’espèce de magie qu’exerçait sa présence physique, au charme qu’opérait sa personne, dont il était parfaitement conscient.
Toutes ces contradictions apparentes ou réelles renvoient à une série de caractéristiques profondes de la personnalité d’Oppenheimer. Au bout du compte, il souffrait à l’évidence d’un grave problème d’identité. Tiraillé entre ses origines juives, son attrait pour l’Europe et son attachement aux États-Unis, entre des pulsions affectives antagonistes, son goût pour la littérature et la spiritualité et sa passion pour la physique, ses convictions de gauche et son patriotisme américain, Oppenheimer n’a jamais su qui il était et ce qu’il voulait vraiment. Surtout, comme le souligne pertinemment Robert Crease, remarquablement opaque à lui-même, il n’était de surcroît pas du tout intéressé à mieux se connaître et fuyait toutes les occasions de le faire. C’était par ailleurs un homme faible et plein de culpabilité, qui s’accusait d’avoir été complice de tout ce qui s’était fait de mal autour de lui, comme du mal qu’on lui avait fait.

Faust ou Prométhée ? Plutôt Hamlet

Pour quelles raisons, demandais-je, Oppenheimer continue-t-il à fasciner même ceux qui ne sont plus victimes de son mythe ? La première est ce qui subsiste de réel et d’objectif à l’intérieur et à l’origine de ce mythe une fois écartées les fameuses « nuées ». Plus que n’importe quel autre savant, parce qu’il a été directement à l’origine de l’application du progrès des connaissances qui symbolise le mieux le caractère ambivalent de la science, et impliqué de la façon la plus ostensible dans le rapport qu’elle entretient désormais irrévocablement avec la politique, Oppenheimer incarne toutes les ambiguïtés de l’aventure scientifique et les dilemmes moraux auxquels elle nous confronte.
Mais il y a une autre raison, de nature non plus sociologique mais personnelle. Je citais en commençant tous les personnages fictifs, mythologiques ou historiques auxquels Oppenheimer a été comparé, le plus souvent sans beaucoup d’à propos. S’il est une figure à laquelle fait penser J. Robert Oppenheimer, c’est en réalité plutôt celle d’Hamlet. Orgueilleux et velléitaire, à la fois plein d’arrogance et de charme, se perdant volontiers en ruminations philosophiques, s’exprimant sous forme indirecte et énigmatique, comédien par tempérament, peu transparent à ses propres yeux et rempli de paradoxes, Oppenheimer fait un peu songer au personnage de Shakespeare, et les raisons qui nous attirent vers lui sont celles qui nous font aimer le prince danois.
On a souvent dit qu’Oppenheimer était une figure tragique. Des événements qui ont entouré son audition, le politologue et conseiller du gouvernement américain George F. Kennan (père de la théorie du containment de l’Union soviétique ») a dit qu’ils comportaient « un fort élément de tragédie ». Mais Oppenheimer a-t-il été tragique à la manière des héros des tragédies grecques, personnages « plus grands que nature » et admirables, abattus par la malveillance des dieux et victimes du destin ? Pas du tout, répond Robert Crease. La véritable tragédie d’Oppenheimer, c’était que, comme l’a souvent fait remarquer Abraham Pais, il était « presqu’un génie » ; qu’il était aussi, ajoute Crease, « presqu’une figure tragique », en d’autres mots, « presqu’à la hauteur de ce qui lui est arrivé ».
Dans sa postface à l’ouvrage collectif Reappraising Oppenheimer, David A. Hollinger souligne en termes éloquents cette caractéristique du personnage : « Tout le monde est d’accord qu’Oppenheimer était un grand homme en un sens ou un autre de ce mot, mais de nos livres et de nos articles respectifs nous apprenons qu’il était presque – mais pas tout à fait – un nombre remarquable de choses. […] Peut-être cette persistante dimension du « presque » (almostness) dans nos appréciations de cet homme est-elle une métaphore de la façon dont même les plus talentueux d’entre nous échouent à se réaliser complètement, et donc un symbole émouvant de nos petites vies et de notre incapacité à atteindre des profondeurs tragiques. »
Entre les deux explications complémentaires de la fascination qu’un Oppenheimer « démystifié » continue à exercer sur nous, il y a donc un point commun : toutes deux renvoient à cette vérité que la science est une entreprise humaine, « trop humaine » aurait dit Nietzsche, avec tout ce que ceci implique. En ce sens, s’il faut absolument à la science une figure emblématique en laquelle s’incarner, celle de J. Robert Oppenheimer ne constitue assurément pas le plus mauvais choix.
(Rédigé pour la revue Alliage)

dimanche 13 juillet 2008

Frida Kahlo, l'art et la vie

Une existence de légende

On a dit de la peintre mexicaine Frida Kahlo qu’elle était la femme artiste la plus connue du XXe siècle, voire de l’histoire entière, ce qui est sans doute exact mais aussi un peu paradoxal : si ses tableaux troublants et originaux sont bien ce qui l’a initialement fait connaître, l’explication de sa célébrité déborde à l’évidence de beaucoup son art et sa place dans l’histoire de la peinture. De fait, autant qu’à cause de ses œuvres, Frida Kahlo est aujourd’hui connue de millions de gens en raison de sa vie, plus particulièrement comme membre du couple mythologique qu’elle formait avec le peintre muraliste Diego Rivera.
Dans son film Frida, fait observer le critique cinématographique David Edelstein, la réalisatrice Julie Traymor prints the legend. Le sens de cette remarque n’est pas l’idée banale que le film privilégie la légende sur la réalité des faits. Edelstein, qui connait ses classiques, fait ici référence à une des plus célèbres lignes de dialogue de l’histoire du cinéma, la phrase prononcée par le rédacteur en chef d’un journal à la fin de The Man Who Shot Liberty Valance, de John Ford : When the legend becomes facts, print the legend. C’est précisément ce qui s’est passé dans le cas de Frida Kahlo : la légende est devenue la réalité, et cela d’autant plus facilement que la réalité incluait déjà la légende.
En passant des heures à se costumer en tenue traditionnelle des Indiennes Tehuana et à se « décorer » de fleurs et de rubans avant de sortir faire son marché, Frida, relève l’actrice Salma Hayek, qui l’a incarnée dans ce film, « faisait d’elle-même une œuvre d’art ». On connait le mot d’Oscar Wilde, qui affirmait avoir mis son talent dans ses livres et son génie dans sa vie. Dans le même esprit, mais en plus fort et plus profond, l’incontestable génie de Frida s’exprimait indissolublement dans son œuvre, son apparence, sa vie, son comportement, ainsi que dans le mythe qu’elle a aidé à créer à son sujet de son vivant, qui explique avec quelle facilité elle a pu ultérieurement devenir l’icône des féministes, des folkloristes et des tiers-mondistes, et une figure tout indiquée pour un mélodrame biographique hollywoodien : elle avait elle-même largement préparé le terrain.
Le paradoxe est qu’on peut parfaitement prendre conscience de ceci sans cesser d’être fasciné par Frida Kahlo, souvent, la fascination qu’on éprouve pour elle s’en trouve même accrue. C’est ce qui m’est arrivé. Comme beaucoup de francophones, j’ai découvert la personnalité de Frida Kahlo grâce au beau livre de J. M. G. Le Clézio, Diego et Frida. Accroché par le personnage, j’ai cherché à en savoir davantage. A côté de celui de Le Clézio, les meilleurs livres sur elle datent d’une vingtaine d’année. Ce sont les deux ouvrages que lui a consacrés la critique d’art argentine Raquel Tibol, qui l’a connue et a été son amie (Frida Kahlo : a vida abierta et Frida Kahlo en su luz más intíma), ainsi que Frida: A Biography of Frida Kahlo de l’américaine Hayden Herrera, un modèle de biographie de peintre et d’artiste et l’une des meilleures biographies tout court qu’il m’ait jamais été donné d’avoir en main. Je suis sorti de sa lecture avec davantage encore d’admiration pour Frida Kahlo que j’en éprouvais avant de l’ouvrir.

Souffrance et passion

« Dans ma vie » aimait dire Frida Kahlo avec ce sens de la formule, ce goût de l’exagération et cet humour volontiers sarcastique qui la caractérisait, « j’ai été victime de deux graves accidents. L’un, lorsque j’ai été écrasé dans un autobus…Le second accident est Diego. »
Comme on le sait, la vie de Frida Kahlo a été un véritable calvaire de souffrances physiques. Atteinte, à l’âge de six ans, d’une poliomyélite qui lui laissera la jambe et le pied droits déformés ; souffrant peut-être, avant même cet épisode (l’hypothèse a été avancée), d’une anomalie congénitale de la colonne vertébrale - la spina bifida - dont ces déformations pourraient être aussi le signe et la conséquence, elle a été victime à l’âge de dix-huit ans d’un terrible accident de la circulation, dont elle sortira très gravement blessée : la colonne vertébrale fracturée en plusieurs endroits, la jambe droite réduite en miettes et le pied droit disloqué, le bassin écrasé. Une main courante métallique de l’autobus dans lequel elle voyageait lui avait de surcroît littéralement traversé le corps, lui déchirant l’abdomen. Toute sa vie, elle souffrira d’atroces douleurs dans le dos, la jambe et le pied droits. A son grand chagrin, jamais elle ne put mener à bonne fin une grossesse, toutes les tentatives finissant en fausses couches. Opérée à plus de trente reprises, sans résultats et souvent sans nécessité, elle dut porter un corset et rester allongée durant parfois de très longues périodes. Les traitements et les interventions occasionnant eux-mêmes de nouveaux troubles, les dernières années de sa vie ont été particulièrement pénibles, une lancinante et interminable souffrance qu’elle atténuait à l’aide d’antidouleurs à base de morphine, dont elle devint dépendante. Les ulcérations qui s’étaient installées sur sa jambe et son pied droits ne guérissant pas et se gangrénant, on dut finalement l’amputer. Quelques mois après, elle mourait, à l’âge de quarante-sept ans.
La souffrance physique est à l’origine de la peinture de Frida Kaho, qui a pris pour la première fois les pinceaux en mains pour combattre les longues journées d’ennui de la vie à l’hôpital par une activité à laquelle elle pouvait se livrer couchée. Elle est aussi un thème dominant de ses toiles, dans lesquelles elle s’est souvent employée à exorciser sa douleur et son humiliation par la représentation de son corps maltraité, dans la crudité de sa réalité anatomique et médicale.
À côté de la blessure et de la détresse physique, un autre thème récurrent des peintures de Frida Kahlo est son amour pour Diego Rivera, qui a clairement été la grande affaire de sa vie, comme elle de la sienne, d’ailleurs, mais dans une moindre mesure. Diego et Frida constituaient un couple étonnant et improbable : dominant Frida Kahlo de plus d’une tête, doté d’un ventre proéminent, Rivera était aussi grand et énorme qu’elle était menue et gracile, et le couple qu’ils formaient l’un à côté de l’autre si étrange que leur union a été décrite comme celle d’un éléphant et d’une colombe. Mythomane, fabulateur (il inventait les trois-quarts de ce qu’il racontait, plus particulièrement au sujet de sa vie), d’une ahurissante puissance de travail et une vraie force de la nature, animé d’un égoïsme d’enfant, Diego Rivera était un personnage monstrueux dans le sens littéral du terme, un phénomène, et pas uniquement dans son apparence physique.
Entre deux personnalités de ce profil et ce calibre, les rapports ne pouvaient guère être simples et paisibles. De fait, leurs relations ont été tumultueuses à souhait. Constitutivement « inapte à la monogamie », incorrigible coureur de femmes, considérant le rapport physique entre individus de sexe différent comme l’exercice d’une fonction biologique, Diego Rivera multipliait les aventures. La plus difficile à supporter pour Frida, et celle qui l’a meurtrie le plus profondément, a eu pour objet sa propre sœur, d’un an plus jeune qu’elle. Un peu en guise de représailles, mais aussi parce qu’elle avait en avait le goût et peu de préjugés dans ce domaine, Frida a eu de son côté de très nombreuses « affaires » et liaisons, certaines longues et sérieuses, dont une des plus fameuses avec Léon Trotsky ; des liaisons avec des hommes, mais aussi des femmes, notamment plusieurs amantes ou anciennes amantes de Diego. Diego les acceptait, voire même les considérait avec complaisance lorsqu’elles concernaient des femmes, mais ne les supportait pas lorsqu’il s’agissait d’autres hommes, raison pour laquelle elle devait les lui cacher, parce qu’il était d’un tempérament latin jaloux et violent. Pour toute une série de raisons dont les biographes s’évertuent à débrouiller l’écheveau compliqué, Diego et Frida, qui avaient habité dans deux maisons jumelées réunies par une passerelle, finirent par divorcer, pour se remarier plusieurs années plus tard, sans se remettre cependant à vivre comme mari et femme, en tous cas d’après la version officielle.
Au bout du compte, ils tenaient en effet férocement l’un à l’autre et pouvaient difficilement concevoir leur vie l’un sans l’autre (dans son autobiographie, Diego Rivera a déclaré que le jour de la mort de Frida avait été « le plus tragique de sa vie »). Qu’est-ce qui les tenait ainsi soudés ensemble ? Comme souvent, un mélange d’intérêts communs et de passions partagées, de sentiments réciproques et de complémentarités. Diego et Frida vivaient tous les deux largement pour leur art, ils croyaient tous les deux (elle plus encore que lui) au communisme et à la révolution, ils voulaient aider les Mexicains à retrouver et mettre en valeur les traditions indiennes. Ils se respectaient de surcroît mutuellement comme artistes, reconnaissaient et admiraient chacun avec ostentation le talent de l’autre. On a par ailleurs souvent souligné (Frida la première) tout ce qu’il y avait de féminin chez Diego Rivera ; réciproquement, Frida Kahlo, dont on a conservé des photos en vêtements d’homme, qui buvait, fumait, s’exprimait volontiers grossièrement et tenait beaucoup au léger duvet qui ombrait sa lèvre supérieure, cultivait la composante masculine de sa personnalité. Dans l’ensemble, elle était cependant pour le monstrueux enfant qu’était Diego une figure avant tout maternelle, une mère bienveillante apaisant ses états d’âme et mettant de l’ordre dans sa vie chaotique.
Du côté de Frida, les choses sont plus compliquées. Qu’était exactement Diego pour elle ? L’assez stupéfiant « portrait de Diego » qu’elle a un jour rédigé montre la place absolument centrale qu’il occupait à la fois dans sa vie et dans sa vision du monde, que démontrent avec plus d’éclat encore certains passages de son journal comme celui-ci : « Diego commencement, Diego fondateur, Diego mon enfant, Diego chéri, Diego peintre, Diego mon amant, Diego « mon mari », Diego mon ami, Diego ma mère, Diego mon père, Diego mon fils, Diego moi, Diego univers, Diego diversité dans l’unité. »
« En dépit, des disputes, des brutalités, des actes de malveillance, et même d’un divorce » résume très bien leur ami commun Bertram D. Wolfe dans The Fabulous Life of Diego Rivera, « au plus profond de leur être ils continuèrent à donner la première place à l’autre. Ou, plutôt, pour lui, elle venait juste après sa peinture, et après la dramatisation de sa vie comme une succession de légendes, mais pour elle, il occupait la première place, même devant son art. »
Face à un telle combinaison de reconnaissance mutuelle entre deux créateurs et de dévotion totale d’une des deux parties envers l’autre, on pense un instant à Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, pour rejeter toutefois très rapidement la comparaison : Sartre et de Beauvoir étaient des intellectuels, et leur association pour la vie le produit d’un pacte conclu sous le signe de la rationalité. Avec Frida Kahlo et Diego Rivera, on se trouve face à une attraction mutuelle de nature physique investie d’une signification métaphysique, une union immergée dans l’élément de l’affectif où tout est gouverné par les émotions.
Cette dimension anti-intellectuelle de la personnalité de Frida Kahlo se retrouve dans sa peinture. Longtemps, on a qualifié ses toiles de surréalistes, et on sait que c’est comme cela qu’André Breton et ses disciples avaient décidé de la voir. Rien ne justifie cependant l’annexion de l’œuvre de Frida Kahlo à un mouvement et une doctrine qui sont en réalité complètement étrangers à son esprit. « L’art de Frida Kahlo », dit très bien Hayden Herrera, l’une des premières à avoir fait justice à cette interprétation erronée, « n’était pas le produit d’une culture européenne désillusionnée cherchant à échapper aux limites de la logique en sondant l’inconscient. Ses fantasmes étaient […] le produit de son tempérament, de sa vie, du lieu où elle vivait, ils étaient un moyen de faire face à la réalité, non d’aller au-delà de la réalité, dans un autre royaume. Son symbolisme était presque toujours autobiographique […] La magie dans l’art de Frida n’est pas la magie des montres molles, c’est la magie de son désir ardent que ses images, à l’instar des ex-voto, aient une certaine efficacité : elles étaient censées affecter la vie. »
Frida, qui avait eu l’occasion de côtoyer de très près les surréalistes, au Mexique mais aussi à Paris, s’exprimait d’ailleurs à leur sujet en des termes violemment hostiles et méprisants, montrant avec éloquence à quel point elle se sentait différente et loin d’eux : « Tu ne peux pas savoir quelle espèce de putes sont ces gens » écrivait-elle ainsi de Paris à une amie, « ils me font vomir. Ils sont tellement sacrément intellectuels et pourris que je ne peux plus les supporter. […] Ils restent assis durant des heures dans des « cafés » à chauffer leur précieux derrière et à parler sans s’arrêter de « la culture », « l’art », « la révolution », etc. »

Faire de sa vie une œuvre d’art

Si le rêve d’identifier, derrière son art et le théâtre de son existence, la « véritable » Frida Kahlo est pratiquement condamné à l’avance, parce qu’elle était authentiquement elle-même dans sa peinture et la mise en scène de sa vie, il est cependant un endroit où l’on a le sentiment de s’approcher d’elle d’aussi près qu’il est possible, d’entendre sa voix la plus personnelle et la plus intime : ses lettres. La correspondance de Frida Kahlo est riche et passionnante, aussi brûlante et émouvante que les célèbres lettres de Vincent Van Gogh à son frère Théo. En un sens, elle est même plus intéressante, parce qu’elle était une femme très intelligente et s’exprimait avec un réel talent d’écrivain. Contrairement à Van Gogh, Frida, dans ses lettres, ne traite quasiment pas de peinture et n’évoque pas ses propres toiles. Elle y parle essentiellement d’elle-même et de Diego Rivera, de sa vie, de ses sentiments, le cas échéant de politique et des personnes de leur entourage. Ces lettres sont adressées à ses amis et des amies, des amants ou amantes, un médecin qui sera son confident privilégié tout au long de sa vie, le Docteur Leo Eloesser (Querido Doctorcito), ainsi qu’à Diego Rivera. Elles sont rédigées dans un espagnol du Mexique élégant mais volontiers dialectal et argotique, et un américain (langue qu’elle maîtrisait parfaitement) fluide et tout aussi familier. Frida s’y montre séduisante et tragique, amoureuse et révoltée, souvent drôle et cruelle, et volontiers très crue. Elle s’y exprime dans un style imagé et imaginatif, disant par exemple à propos de ses habitudes alcooliques : « Je bois pour noyer mes chagrins, mais les maudites choses ont appris à nager » (Bebía porque quería ahogar mis penas, pero las malvadas aprendieron a nadar).
Dans ces lettres se donnent à contempler deux composantes fondamentales de la personnalité de Frida Kahlo. La première est son incontestable et flamboyant égocentrisme. « Je me peins moi-même », disait Frida Kahlo « parce que je suis souvent seule et que je suis le sujet que je connais le mieux ». On ne peint cependant pas la quantité incroyable d’autoportraits que nous a laissés Frida Kahlo, et presqu’exclusivement cela, sans être intéressé par sa propre personne et son image à un degré très supérieur à la norme. A l’évidence, pour des raisons indépendantes de son accident mais dont celui-ci a peut-être renforcé les effets, Frida était fascinée par elle-même, ses sentiments, ses émotions, son existence. Tirant les leçons du fort parfum d’auto-érotisme qui émane de beaucoup de ses toiles, certains n’ont d’ailleurs pas hésité à affirmer qu’au bout du compte, en dépit de la richesse et de la diversité de sa vie sentimentale, la seule personne dont Frida ait jamais été réellement amoureuse était elle-même.
Parce que créer exige une immense confiance en soi et n’est pas possible sans se concentrer sur soi-même et son œuvre, les artistes sont par définition égocentriques. Mais il y a deux sortes d’égocentriques : ceux qui s’absorbent complètement en eux-mêmes au point de perdre toute capacité de s’intéresser à un autre objet ; et ceux que leur forte conscience de ce qu’ils sont n’empêche nullement de rester passionnément curieux des autres et du monde, et qui rayonnent une forme spontanée de générosité. C’est dans cette seconde catégorie qu’entrait clairement Frida Kahlo, dont tous les témoins soulignent à quel point elle donnait d’elle-même : à Diego, ses amants, ses amis, aux jeunes hommes et jeunes femmes auxquels elle enseignait la peinture, à des enfants qui n’étaient pas les siens, puisqu’elle n’a pas pu en avoir, aux animaux auxquels elle était attachée, au monde en général.
Le second aspect qui ressort de sa correspondance est sa formidable vitalité, la force de son amour de la vie. En dépit, ou, sans doute, en raison même de tout ce dont elle a souffert, Frida Kahlo aimait la vie avec rage, la vie en général et la sienne en particulier. Elle l’aimait de manière passionnée, physique, possessive, dans sa beauté et son horreur, avec un sentiment jubilatoire de son caractère nécessairement aléatoire, unique et fini. « J'espère que la fin est heureuse » écrivait-elle fièrement dans son journal « et j'espère ne jamais revenir ». Et en guise d’ultime profession de foi ou de dernière provocation, à l’époque de la fin de sa vie où, parce qu’elle était fortement diminuée par la maladie et les traitements, son caractère s’était altéré et son inspiration s’était appauvrie, elle intitula la dernière toile qu’elle ait peinte, une nature morte représentant des pastèques d’un rouge éclatant et gorgées de jus : Viva la vida.
Des deux membres du couple de légende que formaient Frida Kahlo et Diego Rivera, ce dernier était incontestablement le plus grand artiste, un créateur plus puissant et plus varié qu’elle ne l’a jamais été. Mais au plan humain, Frida Kahlo était une personnalité au moins aussi forte, sans doute plus forte encore. Au-delà de la caricature et du portrait idéalisé et enchanté qu’on a fabriqué d’elle, demeure en effet l’image d’une femme étonnante et captivante, qui force le respect par ce qu’elle a réussi à faire de ce qui lui était arrivé.
Que serait devenue Frida Kahlo sans les deux « accidents » qui ont marqué son existence, celui qui l’a détruite physiquement (et plus généralement les maladies dont elle a souffert) et sa rencontre avec Diego Rivera ? Aurait-elle jamais peint ? Avec un caractère comme le sien, on la voit difficilement mener une existence conventionnelle et banale. Une chose est dans tous les cas certaine. L’objectif de tous les ambitieux, selon la formule consacrée, est de « de transformer leur vie en destin ». A l’inverse, Frida Kahlo, qui ne se voyait pas avant tout comme peintre et artiste, s’est emparée de ce que le destin lui avait réservé pour en faire, à côté de tout ce qu’elle aimait par ailleurs, la matière de son œuvre, dans l’objectif ultime de conférer à son existence l’allure et les qualités d’une œuvre d’art. Entreprise audacieuse et remarquable, dont le succès apparent explique sans doute pour quelle raison sa vie et sa personne n’ont pas fini de nous fasciner.